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dimanche 11 février 2024

« Gens de Dublin » de James Joyce (1914)

Une femme se tenait sur le premier palier, dans l’ombre aussi. Il n’apercevait pas son visage, mais il voyait les panneaux brique et saumon de sa jupe que l’ombre faisait paraître noirs et blancs. C’était sa femme. Elle s’appuyait à la rampe écoutant quelque chose. Gabriel, surpris de son immobilité, prêtait l’oreille également. Mais il n’entendait guère que le bruit des rires et des disputes sur les marches de la porte d’entrée, quelques accords frappés sur le piano et quelques notes émises par une voix d’homme.

Il y avait de la grâce et du mystère dans son attitude, comme si elle symbolisait quelque chose. 


Elle marchait devant lui, si légère et si droite, qu’il brûlait de la rejoindre sans bruit, de la saisir par les épaules et de lui murmurer à l’oreille quelque chose à la fois de sot et d’affectueux. Elle lui semblait si fragile qu’il aurait voulu la protéger d’un danger quelconque, puis se retrouver seul avec elle. Des moments de leur vie intime s’allumaient tout à coup comme des étoiles, dans son souvenir…


Il aurait souhaité lui remémorer ces moments, lui faire oublier les années de leur morne existence conjugale et ne se souvenir que de leurs moments d’extase. Car les années, il le sentait, n’avaient fané ni son âme à lui, ni la sienne. Leurs enfants, ses œuvres, les soucis du ménage, n’avaient pas éteint complètement le tendre feu de leurs âmes.


Elle gravissait l’escalier derrière le portier, la tête courbée par l’ascension, les épaules frêles ployant comme sous un poids, la jupe étroitement ramassée autour d’elle. Il aurait pu lui jeter les bras autour des hanches et la retenir, tant ses bras tremblaient du désir de s’emparer d’elle et seuls ses ongles incrustés dans ses mains continrent l’élan déréglé de son corps. Le portier fit une halte sur l’escalier pour fixer la bougie qui coulait. Eux aussi s’arrêtèrent à une marche de distance. Dans le silence, Gabriel entendait la cire fondue s’égoutter sur le plateau et son propre cœur battre contre ses côtes.


(Les Morts)

dimanche 4 février 2024

« Trois femmes » de Robert Musil (1924)

La mouche fit quelques efforts, de plus en plus brefs, et une seconde mouche qui pâturait sur la table allait voir de temps en temps où en étaient les choses. Homo lui aussi regardait avec attention (…) Quand la mort vint, l’agonisante replia brusquement à angle aigu ses six petites pattes et les garda ainsi pliées en l’air, puis elle mourut dans sa pâle flaque de lumière sur la toile cirée comme dans un cimetière de silence (…)

Quelqu’un était en train de raconter une histoire : « On a calculé une fois, paraît-il, que la famille Rothschild au complet ne serait pas assez riche pour se payer un billet de troisième classe jusqu’à la lune… » Homo murmura à part soi :  « Tuer, et deviner Dieu quand même ; deviner Dieu, et tuer quand même ?… » D’une chiquenaude, il envoya la mouche à la figure du major assis en face de lui, provoquant ainsi un nouvel incident qui ne fut pas réglé avant le lendemain soir.


(Grigia)


Tonka enfonça ses doigts dans la mousse sur laquelle ils étaient assis ; il suffit d'un instant pour que les tigelles se redressent de rangées en rangées, et d'un autre pour que toute trace de la main qui s'y était posée ait disparu.


(…) il observait une guêpe qui trottinait près de son pied avec une tête comme une lanterne ; et il observait aussi son large pied noir au travers du chemin brun.


Il était debout dans la lumière et elle était couchée, sous la terre, mais enfin de compte, il sentait que la lumière était bonne. Comme il jetait les yeux autour de lui, il aperçut soudain, dans un groupe d'enfants, un visage par hasard en larmes, éclairé violemment par le soleil et se tordant de tous côtés comme un immonde vers ; alors un souvenir lent veille : Tonka ! Tonka ! Il sentit sa présence de la tête aux pieds, et toute sa vie.


(Tonka)

dimanche 28 janvier 2024

« Les Romains - 2 - Néron » de Max Gallo (2006)

J’ai appris avec effroi que Crassus avait fait crucifier, le long de la via Appia, entre Capoue et Rome, six mille esclaves faits prisonniers après la mort de Spartacus…

Sénèque croyait en l’immortalité de l’âme.


Caligula (…) me prenait par la main, m’invitait dans le palais qu’il avait fait construire pour son cheval Incitatus.

L’écurie de l’animal était de marbre, son abreuvoir en ivoire.


Caligula faisait tuer tous ceux qui, par leurs origines ou leurs alliances, étaient apparentés à la famille de César et d’Auguste. Le sang des empereurs coulant dans leurs veines, il fallait donc les égorger, les vider de ce sang qui en faisait des rivaux.


J’avais rencontré Sénèque alors que je servais l’empereur Tibère. Son port altier, son visage qui exprimait la volonté et la virilité, son éloquence souveraine, qui en faisait le meilleur orateur du Sénat, l’avocat le plus célèbre, sa rhétorique de philosophe stoïcien prônant la sagesse et l’acceptation de ce qu’on ne peut maîtriser et organiser m’avait séduit.


Caligula se grimait en gladiateur thrace ou en cocher. Il montait sur scène et, tel un histrion, chantait, dansait, récitait, puis bondissait dans la salle, fouettait un spectateur qui, selon lui, avait, par ses murmures ou sa toux, troublé le spectacle.


(…) Messaline, l’épouse de Claude, qui venait de mettre bas un fils qu’au jour de la purification on avait nommé Britannicus. Messaline voyait dans le fils d’Agrippine un rival du sien ; quant à celle-ci, elle avait accueilli la naissance de Britannicus comme une calamité écartant un peu plus son fils du pouvoir dont elle rêvait pour lui.


Quand l’empereur Claude décida d’exiler Sénèque en Corse pour satisfaire à l’aversion de Messaline, qui voyait en lui le conseiller d’Agrippine, je fus condamné à le suivre.

L’enfant, Lucius Domitius, celui qu’on allait nommer Néron, avait alors à peine plus de quatre ans.


Messaline, la propre épouse de l’empereur, comme si elle avait été lassée de ses adultères par trop faciles, et qu’elle voulût humilier davantage encore Claude, avait décidé de le répudier et de convoler devant témoins avec le consul Silius dont tout un chacun, à Rome, connaissait les ambitions : il voulait être empereur. le mariage avec Messaline lui avait sans doute paru le moyen le plus sûr de contraindre Claude à s’effacer, couvert de honte (…) Et le mariage de Messaline et Silius eut bien lieu alors que Claude avait quitté Rome (…)

Je suis sûr que c'est Agrippine qui, la bouche frôlant l'oreille de l'empereur, a raconté cette fête autour des pressoirs, décrit ces femmes nues et, parmi elles, Messaline, les corps vautrés parmi les grappes écrasées, le sang noir de la vigne coulant sur leur peau.


- Qu'on me venge, qu'on les tue ! a tout à coup hurlé Claude, emporté par l'une de ces colères qui frappaient telle la foudre, puis se dissipaient comme un bref orage d’été.


(…) l'empereur épousait sa propre nièce, perpétrant à la face de l'Empire un inceste qu'un décret des sénateurs corrompus avait suffi à rendre licite.

Mais qui eût osé protester ?

Tous baissaient la tête devant Agrippine et son fils, bientôt gendre de l’empereur.


Elle avance, sûre d'elle, elle peut compter sur tous ceux qui ont voulu et préparé la mort de Messaline et qui redoutent que le fils de la défunte, Britannicus, s'il devenait empereur, n'ait de cesse de venger sa mère. C'est pourquoi tous veulent que Lucius Domitius soit fiancé à Octavie, devienne ainsi le gendre de Claude et soit bientôt adopté comme fils de l'empereur, puis qu'à la mort de ce dernier il lui succède (…)

Ainsi, à la fin du mois de février, dans sa treizième année, Lucius Domitius, fils d'Agrippine, fut adopté par l'empereur Claude et devint son fils aîné.

Comme il était déjà fiancé à Octavie, fille de Claude, il fut ainsi, en même temps, le fiancé de sa propre sœur... Mais nul ne s'en indignait.

Et au palais impérial, le vingt-cinquième jour de ce mois de février, Lucius Domitius devint Tiberius Claudius Nero, fils adoptif de l'empereur.

Néron était un nom appartenant à la langue du peuple sabin. Il signifiait « brave ».


Parmi ces visiteurs de la nuit se faufilaient aussi des pueri, ces adolescents dont la verge était fermée par un anneau et qu'on avait gardés, comme de jeunes animaux de prix, loin de tout contact avec un homme ou une femme. C'est Agrippine elle-même qui se rendait dans le quartier de Velabre pour les choisir afin que son fils sache tout ce que l'on peut faire d'un corps. Elle était son initiatrice. Elle entrait elle aussi dans sa chambre, se mêlait aux jeux comme la plus rouée de toutes les femmes. Par là elle renforçait encore son pouvoir sur son fils.


J'en voulais à Sénèque, dont j'admirais la sagesse et la rigueur, d'être chaque jour plus indulgent, et même, j'ose l'écrire, plus servile à l'égard d'Agrippine et de Néron (…) On murmurait certes que Sénèque était avide de richesses, qu'il prêtait à usure en Bretagne, possédait des domaines en Italie, en Espagne, en Égypte, des vignobles en pays sabin.

Qu'il était le plus célèbre des avocats et orateurs de Rome, et qu'il faisait payer cher ses plaidoiries.

Mais il était pour moi le maître qui me parlait de l'immortalité de l'âme et qui, dans la solitude de son parc, me confiait qu'il avait longuement confronté ses croyances avec celles de Philon, le Juif d'Alexandrie, sensible à la religion de Moïse et même à celle de ce Christos, Juif crucifié en Judée et dont les adeptes étaient persécutés à la fois par les Juifs et par les Romains.


Elle ne consulte pas Néron, mais agit de son propre chef.

Elle exige que les sessions du Sénat se tiennent au palais, et, parce que la présence d'une femme est interdite dans la salle où ne doivent siéger que les pères de la Patrie, elle fait ouvrir une porte et assiste aux séances, cachée derrière un rideau.

Je le sais. Chacun le sait. Je devine, aux propos de Sénèque, que déjà les sénateurs s'inquiètent.

(…) Le profil d'Agrippine figurera sur les monnaies avec celui de son fils, les deux visages seront superposés.


Néron avait eu l'idée de faire incendier une maison richement meublée que les acteurs avaient le droit de mettre au pillage. On les voyait se précipiter dans le foyer pour s'emparer d'une amphore, d'un coffre, de bijoux, et certains périssaient dans les flammes, écrasés par la chute d'un pan de mur ou d'une poutre. La foule applaudissait, louait Néron, l'acclamait quand il faisait distribuer des rations de blé, des vêtements, de l'or, des perles, des tableaux, des bons donnant droit à des esclaves, à des bêtes de somme et même à des fauves apprivoisés. Certains jours, il offrait jusqu'à des navires, des maisons et des terres.

Jamais je n'avais côtoyé une foule emportée par un tel délire, ivre, subjuguée, tenue en haleine, quand descendaient dans l'arène, sur l'ordre de Néron, quatre cents sénateurs et six cents chevaliers qui devaient combattre, mais sans qu'il y eût mort d'homme. La plèbe était flattée de voir ces hommes riches et illustres contraints de s'opposer comme d'infâmes gladiateurs.


C’est le lendemain que Britannicus est mort, le jour du banquet précédant la cérémonie de remise de sa toge virile, au moment où il aurait enfin échappé à l’enfance et aurait pu s’opposer en homme à Néron. 


Savait-il qu'un sénateur, Julius Montanus, qui avait vivement repoussé dans une ruelle l'attaque d'une bande dont il ne pouvait savoir qu'elle était conduite par Néron, puis qui, l'ayant reconnu, s'était excusé, avait été contraint de se tuer sous prétexte que ses excuses constituaient autant de reproches ? (…)

Sénèque me répondait à mots comptés.

Il rédigeait ce traité De la clémence, qu'il dédiait à Néron, pour que ce livre lui fît office de miroir et le conduisît ainsi à se maîtriser…


(…) je rappelais à Sénèque comment Néron avait souillé Britannicus, comment il avait partagé la litière de sa mère Agrippine, comment il s’était montré doublement incestueux.


Autour de Néron, une troupe de quelque cinq cents jeunes gens aussi vigoureux que beaux applaudissaient. Ils étaient recrutés parmi les chevaliers ambitieux et voués à la louange de l'empereur, l'acclamant, vantant sa beauté et sa voix, le comparant aux dieux et scandant : « Nous sommes les Augustiani, les soldats de ton triomphe! »

Ils obtenaient pour prix de leur enthousiasme honneurs et cadeaux, et tous les jeunes nobles romains rêvaient d'être enrôlés parmi ces Augustiani qui escortaient l'empereur dans tous ses déplacements (…)

Presque à chaque note, à chaque mot, il était interrompu par les flagorneries, les exclamations enthousiastes de ces Augustiani aux somptueux costumes. Ils avaient préféré retirer de leur main gauche l'anneau de l'ordre équestre et recevoir de l'empereur un traitement de plusieurs dizaines de milliers de sesterces pour l'applaudir.

À leur suite, j'ai vu apparaître une troupe de plébéiens vigoureux qu'on appelait les néroniens et qui étaient chargés de soutenir de leurs voix rauques le chœur louangeur des Augustiani (…)

Et avec leurs postures l’an guides ou provocantes, leurs corps épilés, huilés, parfumés, leurs chevelures épaisses, les Augustiani l'enivraient de leurs acclamations enthousiastes.

Telle était la Rome nouvelle, la Rome grecque et orientale dont rêvait Néron.


Néron avait ordonné que fussent ouvertes des tavernes où des dames nobles s'offraient à ceux qui les désiraient. Et l'on avait distribué des pièces de monnaie pour que chacun pût les satisfaire.


Mais je n'ai pas osé clamer mon indignation, mon regret ni ma honte de voir l'empereur du genre humain se pavaner sur scène comme un musicien, un poète ou un acteur grec.

Était-ce ainsi que l'on pouvait défendre et illustrer la grandeur de Rome au moment même où, en Bretagne, les peuples barbares attaquaient les légions, où, en Arménie, les Parthes remportaient des victoires sur les cohortes de Corbulon, et où leur roi, Tiridate, s'installait à nouveau sur le trône de ce royaume ?

Qu'étaient devenues les vertus romaines ?

(…)  les jeunes Romains dont l'ambition n'était plus de servir dans les légions, aux frontières de l'Empire, afin d'y acquérir la gloire, mais de paraître sur scène aux côtés de Néron et d'attirer son attention et celle des spectateurs.


L'empereur s'avançait, jouant de la lyre. La foule s'enthousiasmait et l'acclamait. Il était le fils d'Apollon, le nouveau Dionysos, celui qui offrait à Rome le blé et le plaisir. Celui qui contraignait les riches familles sénatoriales à descendre comme les simples citoyens dans l'arène, à concourir.


Et Sénèque, qui me paraissait si décati parmi cette foule des jeunes gens aux cheveux longs, aux ongles et aux paupières teints, qui rivalisaient entre eux pour séduire Néron, lançait une phrase.

- Affirme ta propriété sur toi-même et le temps qui jusqu'à présent t'était enlevé ou soutiré, ou qui t'échappait, ressaisis-le, ménage-le !

Néron écoutait avec attention, feignant quelques instants le respect pour son vieux maître, puis, brusquement, il se tournait vers Sporus, l'un de ses jeunes affranchis, et l'attirait à lui (…)

J'étais fasciné.

Je savais que Néron avait fait émasculer Sporus, prétendant le métamorphoser ainsi en femme. 


(…) Néron s'exhibait, invitait les convives à se vautrer eux aussi dans la débauche, et les plus jeunes, les plus ambitieux s'y livraient avec un entrain joyeux cependant que l’empereur interpellait Sénèque qui, morose, ne s’abandonnait pas aux esclaves venus le caresser.


(…) dans l’empire de Rome, pour un citoyen il y avait au moins neuf esclaves…


Néron avait fait venir d’Égypte un homme aux yeux rouges, aux canines de loup, qui était habitué à se nourrir de chair crue comme une bête sauvage. Et il avait tenu à ce qu'on livrât à cette Égyptien des hommes à déchiqueter, à dévorer (…)

Il avait appelé son « épouse », son affranchi châtré, ce Sporus maquillé et habillé comme Poppée, il l'avait chevauché et pénétré comme on fait d'une femme (…) 

Puis il avait exigé que l'on versât de la neige dans son bain afin que l'eau fût plus fraiche. Et il avai menacé de mort ceux qui tentaient de lui remontrer qu'il était difficile de transporter de la neige des Apennins jusqu'à Rome (…)

Et, lorsqu'il se rendait de Rome à Ostie, il ordonnait que toutes les putains de Rome se tinssent sur les bords du Tibre, devant des tavernes créées pour l'occasion, et que, cambrant leurs corps, ouvrant leurs cuisses, elles l'invitent à le visiter.


« Mais Néron n’a nul besoin de son émeraude sur l'œil pour savoir ce que l'on pense de lui. Il est acteur. Il n'est pas dupe du jeu des autres. Il savait que Burrus était affligé de devoir applaudir un histrion ». [Sénèque]


Il marchait, aux côtés de l’affranchi Pythagoras, vers les prêtres qui allaient célébrer leur union. Il était la jeune femme. Il apportait sa dot au mari, le lit nuptial et les torches du mariage.


« N'oublie pas que Poppée écoutaient les juifs, qu'elle s'était peut-être convertie, que les juifs ont leurs entrées au palais de Néron. Les chrétiens n'ont que des ennemis ! Quels parfaits coupables ils font ! On ne peut pas les aimer ! Ils sont aussi sûrs dans leur foi qu'ils en paraissent arrogants. Ils prêchent le renoncement aux jouissances, à la vie. » [Sénèque]


(…) Les premiers emprisonné avaient été torturés et avait livré les lieux où ils se réunissaient autour de Paul de Tarse et de Pierre, qui avait connu Christos…


C'était là le spectacle imaginé pour surprendre et satisfaire cette foule, lui faire rendre grâces à Néron de la venger par ces jeux inédits : les hommes et les femmes tenant leurs enfants, tous enveloppés dans des peaux d’ours ou de fauves teintées de sang afin que les chiens sauvages lâchés dans l'arène soient attiré, leur sautent à la gorge, leur arrachent ces déguisements bestiaux avant de les mettre en pièces.


Dans l'arène, des femmes nues étaient pénétrées par des phallus géants enflammés que tenaient à deux mains des esclaves comme s’il s’agissait du leur. D'autres été livrées, tels des génisses, à des taureaux furieux au phallus écarlate.


Lors de la dernière soirée de supplice, (…) Il me semblait que la plèbe ne manifestait plus sa haine ni son enthousiasme. Elle exprimait par ses longs silences son habitude, une sorte de dégoût, peut-être même de pitié, comme si elle comprenait que Néron s'était joué d'elle, que ces chrétiens qui périssaient ne mourraient pas pour l'intérêt de tous, mais pour satisfaire la cruauté d'un seul.

dimanche 7 janvier 2024

« Le savoir de la peau » de Gérard Chaliand (2022)

J’ai voyagé seul en Grèce, en stop et à pied, en Égypte en troisième classe, debout durant vingt-deux heures, pour découvrir Thèbes, Karnak et Louxor au petit matin. La foule était si dense, dans le train, que j’ai dormi debout.

En Inde qui nous paraissait être le pays de la non-violence, de la spiritualité, des ashrams destinés à la méditation, nous avons découvert une société d'une violence sociale extrême, une misère abjecte, que nous avons partagée, étant sans moyens, et nous avons commencé à regarder le monde sous son vrai jour: cruel pour les asservis, tout naturellement et sans l'ombre de pitié.

Le despotisme des castes était manifeste et pleinement intériorisé de part et d'autre. Une grande ville indienne, au petit matin, c'était des corps à enjamber, comme des cadavres dans leur linceul. Il flottait dans l'air une odeur fétide. Les mendiants, dont certains déformés à la naissance afin d'éveiller la pitié, provoquaient l'horreur. Les dents en bataille de la plupart des bouches... On n'imaginait pas ce que subissaient les femmes tant qu'on n'avait pas vu leur visage de près.


En matière politique, l’Algérie indépendante a été notre école (…) Tout ce qui, à distance, paraissait romantique, se révélait une empoignade pour s’assurer du pouvoir et conforter des privilèges.


En ce printemps 1980 (…) la propagande saoudienne, depuis le quadruplement du prix du pétrole (1973-1974), affichait ouvertement sa volonté de restaurer un islam rigoureux en multipliant les medersas, les mosquées et les prêcheurs, de l’Ouest africain à l’Indonésie. Je l’avais constaté déjà à Bouaké, en Côte d’Ivoire, trois ans plus tôt, mais les médias s’intéressent davantage aux coups d’éclat qu’aux lames de fond (…)

Notre petite troupe menée par Amin Wardak se faufila du côté afghan (…) 

C’étaient les troupes les plus archaïques et le plus brouillonnes que j’aie jamais rencontrées. Aucun rapport avec les Érythréens, luttant contre l’Ethiopie, disciplinés, efficaces, avec 40% de combattantes bien formées (…) 

En aidant ainsi le plus radical des mouvements islamistes, l’Amérique voulait contrer l’Union soviétique. Au fil du temp se tissait la vague djihadiste qui bientôt se retournerait contre les Etats-Unis, leurs alliés et la plupart des régimes musulmans jugés trop tièdes (…)

Faire la guerre leur était aussi naturel que pour des Français descendre manifester dans la rue. Cela faisait partie des traditions (…) Les gens ici étaient plus durs à la souffrance qu’en Europe. Si vous tombiez, cela faisait rire et personne ne vous demandait si cela vous avait fait mal (…)

Dans ces sociétés, on est obsédé par le regard des autres, le jugement des voisins, du milieu, d'où l'importance du contrôle des femmes. Il importe de n'être pas jugé défavorablement, l'honneur de la famille en dépend (…) Les «crimes d'honneur» concernent toujours la sexualité des femmes. Il s'agit, en somme, d'une surveillance perpétuelle des autres, de leur observance des rites et du code.

Une autre caractéristique commune à l'ensemble de ces sociétés, fondamentalement tribales ou claniques et promptes à la division, est le déni de l’échec (…) L’échec est attribué au destin ou, plus fréquemment, à quelque force obscure et maléfique frappant traîtreusement (…)

A la fin de la guerre, en 1988-1989, les Soviétiques, soit huit ans après leur intervention, avaient perdu quelque 14 500 soldats, on était loin des 58 000 Américains morts au Viêtnam entre 1965 et 1973… Ainsi vont la manipulation, l’intoxication… (…)

Jamais dans aucun village, nous n’apercevrons de femme (…)

Nous avons finalement sucé des cailloux pour  tromper la soif, une vieille technique, à demi psychologique, que j’ai apprises chez les Éclaireurs (…)

C’est une société très traditionaliste et l’on constatait cela dans chaque village : femmes absentes ; les vieux, religieux ou non, qui prennent la parole. On voulait que rien ne change (…)

En 2005 (…) 70 % des dépenses publiques étaient affectées à Kaboul. (95% du budget national afghan provenaient de l'aide étrangère.) La sous-traitance absorbait un tiers largement des aides et entretenait tout naturellement la corruption.

Les zones rurales ne pouvaient survivre qu'en cultivant le pavot (90 % de la production mondiale, officiellement) (…)

40% de l’aide internationale retourne dans les poches des sociétés et des contractuels occidentaux (…)

Le rapport du général McChrystal publié en 2009 dans le Washington Post avait le mérite de la rigueur. En résumé il disait que les troupes américaines restaient en grande majorité dans leurs bases, que le régime était corrompu et que, additionné aux erreurs des forces occidentales, les populations étaient déçues dans leur attente d'un mieux-être, ce qui avantageait les talibans.


Ce pays [L’Iran], selon l'heureuse expression de l'historien français René Grousset, était le véritable « empire du Milieu» depuis très longtemps. Irréductible face à Rome, Byzance et aux Ottomans (…) Le pays était considéré comme relativement tolérant, tant à l'égard des chrétiens que des juifs (l'État d'Israël n'était pas, à l'époque, comme chez les Arabes, considéré comme l'ennemi par excellence). Seule, la secte des bahaïs, créée au XVIIIe siècle et critique à l'égard de l'islam, était fortement ostracisée (…) Ceci dit, tous les voyageurs européens, depuis trois siècles au moins, avaient été frappés par la duplicité dans les rapports, et le mensonge. Cette propension à la dissimulation (tagiya), caractéristique chez les chiites, causée par l'ostracisme, a pour origine l'hostilité séculaire des sunnites (…)

«Tu vas voir quelque chose d'étrange! » dit Ghassemlou.

En effet, l'hôte brisa le verre, dont les éclats tombèrent dans son assiette. Puis il prit une petite poignée des débris, les porta à sa bouche et se mit à les croquer sans douleur apparente. J'entendis le crissement du verre sous ses dents Il recommença cette opération trois fois, à ma stupéfaction Il n'y avait pas de subterfuge et pourtant, que faisait-il de ce verre dans sa bouche ? Il n'avait aucune trace de sang (…)

[Gassemlou] est le premier responsable d’un conflit armé qui lisait - comme les Viêtnamiens, dont même les cadres moyens continuaient d’étudier durant la guerre. L’habileté tactique, était, ailleurs, jugée suffisante.


Entre 1950 et 1975, j’ai rompu à peu près tout lien avec mes origines. Le « d » final de mon nom est une lettre de rupture. Je ne voulais plus entendre les litanies des veuves de mon enfance. Je faisais table rase, je ne voulais pas, pour héritage, d’un passé de désastre douloureusement connu seulement des Arméniens et relégué dans les oubliettes de l’Histoire. Je voulais aborder le monde à neuf, le prendre à bras-le-corps (…)

Du côté de mon père, tout le monde avait été assassiné sauf un frère cadet et l’aîné, mon oncle avocat qui, en 1920, à la tête d’une cité montagnarde, avait soutenu un siège de sept mois grâce à l’aide fournie par le général Brémond, avant de mourir, les armes à la main (…)

Au total, en deux années, environ un million d’Arméniens disparaissaient, soit plus de la moitié d’un peuple. Un immense désastre (…)

En Arménie, la corruption du tandem Kotcharian-Sarkissian, tous les deux originaires du Karabakh, avait provoqué une révolte pacifique menée par Nikol Pachinian (2018) (…)

Tandis que l'Azerbaïdjan, riche en pétrole et démographiquement largement supérieur, modernisait - avec l'aide de la Turquie - ses moyens militaires, Pachinian commettait l'erreur majeure de s'éloigner de Moscou. La Russie pourtant était la seule garante de la sécurité de l'Arménie. Lorsque le conflit éclata, Vladimir Poutine avait bien l'intention de faire payer à l'Arménie ses velléités d'indépendance.

L'impréparation de l'Arménie était grande et l'appui de la Russie tenu pour acquis une fois pour toutes était surestimé. L'Azerbaïdjan, pour sa part, bénéficiait de l'appui concret de la Turquie (drones), celui d'Israël, soucieuse de prendre l'Iran à revers, enfin d'un apport de troupes syriennes aguerries (deux mille hommes environ) (…) 

Les dirigeants arméniens, Pachinian compris, à l'exception de Levon Ter Petrossian, n'ont pas le sens de l'État ni n'avaient pleinement pris conscience que le temps travaillait contre eux, surtout depuis 2016-2017. Sur le plan démographique comme sur le plan militaire, tandis que Bakou se renforçait et jouissait d'alliances précieuses bien décidées à l'épauler, l'opinion publique arménienne restait crispée dans un immobilisme mortel (…)

Vladimir Poutine intervint peu avant le dénouement afin d’empêcher une pleine victoire azérie. Ses troupes s’interposèrent dans une partie du Karabakh, au grand dam de Bakou (…)

(…) l’absence durant près de cinq siècles de toute tradition étatique chez les Arméniens, ce qui constitue un sérieux handicap historique.

Cinq siècles de servitude, même si les droits religieux sont respectés et que l'identité ainsi peut se transmettre, ont des effets sur les comportements, donnent des habitudes de recours à l'autorité et créent plus de cohésion dans le malheur que de capacité de libre décision. Et moins encore de sens de l'État et de l'intérêt commun.


La ténacité, d’une façon générale, n’est pas la vertu cardinale en Amérique latine (…) Enquêter en Amérique latine était décevant. Trop de verbe, peu de travail organisationnel, c’était aussi triste que le Moyen-Orient arabe (…)

Le bilan de Guevara en Bolivie est pathétique. Une communication linguistique avec les populations indiennes était impossible, ce qui accentua l'isolement des guérilleros, presque tous étrangers. En conséquence, comme l'écrit Guevara au neuvième mois de sa présence (il décède au onzième): «Pas un paysan n'a rejoint la guérilla.» (…)

Les « masses populaires» au nom desquelles ces mouvements se sont soulevés n’avaient pas l'intention de s'engager a leur côté même si, en Italie, les Brigades rouges provoquèrent parfois des sympathies agissantes dans les milieux artistiques et littéraires. Avant la fin des années 1970, pour les mieux organisés, tous ces mouvements subversifs avaient pratiquement disparu (…)

Vu d'aujourd'hui, le bilan révolutionnaire latino-américain est d'une pathétique pauvreté. Celle-ci est due, dans un premier temps, à la «théorie» du foco, qu'il soit rural ou urbain, mais plus généralement à une cause majeure : l'absence physique de l'adversaire étranger qui facilite la mobilisation. Contrairement à l'ère coloniale, on n'a jamais connu, en Amérique latine, que des guerres civiles.

L’«impérialisme yankee», pour la paysannerie, notamment andine, reste une abstraction (…) Lidéologie et l'inflation verbale ont tenu, en Amérique latine comme dans certains pays du Moyen-Orient, une place considérable au détriment du travail politique.


La vie, en apparence, était facile en Martinique - on n’y constatait pas ce ressentiment à fleur de peau qu’on pouvait rencontrer dans certains milieux sociaux de la Guadeloupe.


En 1919, le Japon, seule puissance non blanche ne put obtenir qu'on ajoute à la Déclaration fondant la Société des Nations un article condamnant la discrimination raciale, la délégation américaine s'y étant opposée. L'esprit du temps était encore éloigné de l'indignation des dominés, qui commençait à germer. 


Quand j’y enquête [en Afrique du Sud] pour la première fois, en 1979, le système est très rigoureux (…)

Le train de luxe qui relie Le Cap à Johannesburg rappelle ce que j'ai lu sur l'Orient-Express de l'entre-deux-guerres.

Il est exclusivement réservé aux nantis. Tout est déterminé par l'appartenance à un groupe défini par la couleur : blanc, métis, indien, noir. Tout est codifié: l'appartenance à telle catégorie sociale, le lieu du domicile, obligation d'avoir un dompass (passeport intérieur) qui régit les déplacements. Pour refouler les Noirs, on les a installés dans des foyers destinés à devenir soi-disant « indépendants» ; 3,5 millions de Noirs vivent ainsi en homelands. Les cités noires ressemblent aux hameaux stratégiques des temps de guerre où les rues bien droites sont aisées à contrôler, sinon à mitrailler (…)

À cette époque-là, il y avait 15% de Blancs, 72% de Noirs, 10% de métis (colored) et 3% d’Indiens (…) la déception de l'ère post-Mandela, lorsqu'on a commencé à ne plus vouloir considérer comme Africains des Afrikaners installés dans le pays depuis quatre siècles et dont certains avaient activement contesté le système raciste (…)

Quand le régime portugais a été balayé par un coup d'État militaire décidé à en finir avec les guerres coloniales en 1974, l'Afrique du Sud a soutenu contre l'Angola et le Mozambique qui se réclamaient du marxisme-léninisme des mouvements de guérilla - opposés à ceux qui étaient soutenus par l'Union soviétique (…)

Le régime sud-africain paraissait un rempart contre l'influence soviétique en Afrique australe comme sur la route du Cap (…)

L'Apartheid prit fin avec la première élection multiraciale, en 1994.


En 1990, Nelson Mandela, après vingt-sept années de captivité, fut libéré. L'affrontement dégénérant en guerre civile qui pouvait paraître inévitable quelques années plus tôt fait place, de façon inattendue, à une autre solution, où Frederik De Klerk et Nelson Mandela ont joué un rôle décisif - ce dernier surtout. Mandela optait pour la concorde plutôt que pour la vengeance. Il s'est produit là un accident historique comme il en arrive rarement. On peut expliquer en partie ce comportement singulier par le fait que les deux protagonistes étaient protestants. La notion de pardon ne leur était pas étrangère et celle-ci s'est révélée un choix cohérent dans un moment de grâce. Que serait-il arrivé si Nelson Mandela et ceux qui en avaient fait leur héros avaient été musulmans ?


(…) l’Empire romain d’Orient qui survécut près de mille années après la chute de Rome…


C’est à la même époque que j’ai publié un livre sur la conquête espagnole de l’Amérique : « Miroirs d’un désastre. La conquête espagnole de l’Amérique » (…) Le livre fut publié en 1990, à une époque où les conquistadors n'étaient pas encore considérés comme des bouchers coupables de «génocide». Les sensibilités ont évolué de façon abrupte en deux décennies. La victimisation s'est imposée. Comme bien souvent, la balance tend à passer d'une lecture uniquement centrée sur la gloire des vainqueurs à leur diabolisation.

Les condamnations de l'esclavage au XXIe siècle ont moins de sens que celles émises au XVIIIè siècle par Condorcet ou Olympe de Gouges ou celles des antiesclavagistes britanniques qui s'en prenaient à des colons puissants. Lorsque le président français, Emmanuel Macron déclare à Alger: « La colonisation est un crime contre l’humanité », il semble oublier que toute l'histoire de l'espèce humaine est en quelque sorte un crime contre l’humanité. Faudrait-il cesser de lire Aristote parce qu'il avait des esclaves ou Platon parce que la place qu'il réservait à femme dans la cité était conservatrice ? Je n’ai pas de goût pour l’anachronisme (…)

Revenir des terrains précaires dont je rentrais me rendait, au fil des années, de plus en plus étranger à cette nouvelle sensibilité (…) L’Europe était peuplée de gens qui avaient peur de leur ombre et les médias, surtout ceux de l’image, vendaient quotidiennement de l’angoisse.


[La guerre du Golfe] fut menée de façon à causer moins de victimes possible chez la coalition. Quelques centaines d’hommes à peine, dont une partie par friendly fire (exquise expression). En face, peut-être cent mille soldats irakiens (…) 

La vulnérabilité psychologique inédite des Occidentaux, conséquence d’une longue période de paix et de sécurité chez des populations vieillissantes, était patente (…) la guerre du Golfe, superbement orchestrée, constituait un pas décisif vers l’intoxication de sociétés conditionnées et surveillées. Cela déterminerait une opinion publique d’apparente liberté soumise à l’influence, sinon au contrôle, de ceux qui détiennent le monopole des moyens de communication.


Cracovie était d’une architecture manifestement Habsbourg comme Budapest ou Prague. C’était l’Europe centrale avec son charme singulier.


Cette année-là, j’ai été visiting professor au Québec et j’ai donné une série de conférences à Berkeley et à UCLA (…) une époque où le « politiquement correct » n’avait pas encore donné aux cours un air d’exercice d’équilibre entre les faits et leur interprétation, au gré des modes. Cette Amérique-là, je ne l'ai pas connue, ayant cessé peu après le tournant du siècle de m’y rendre, parce qu’elle devenait de plus en plus intolérante.


Tachkent, capitale de l'Ouzbékistan, était une ville administrative, morne, que je n'avais pas aimée jadis. J’y suis revenu moins de deux années après la chute de l'Union soviétique. C'était toujours laid, mais il y avait effervescence dans les mosquées. Les prédicateurs wahhabites étaient là et fort actifs. Ils cherchaient à rattraper le temps perdu, à faire renaître l'élan de la foi, hier considérée comme archaïque et aujourd'hui ressentie comme une renaissance, Le nombre de mosquées détruites durant l'Union soviétique avait été considérable (…) En Asie centrale, ce sont, de loin, les Ouzbeks qui ont fourni les militants islamistes les plus nombreux, les mieux motivés et les plus combatifs.


La découverte, il y a quelques années, de diamants et de métaux précieux a transformé la Mongolie. Les consortiums étrangers, canadiens, chinois, russes, américains, européens sont venus et l’exode rural s’est généralisé. Aujourd’hui, Oulan-Bator, est dit-on, la seconde ville la plus polluée au monde.


L’impact des nomades sur deux millénaires avait affecté l’ensemble eurasiatique, d’Attila aux Mandchous avec l’hégémonie mongole et les vagues des tribus turcophones dont la plus remarquable créa l’Empire ottoman (XIVè siècle).


Les Lacandons vivent dans la forêt tropicale du Chiapas, où l’Etat mexicain leur avait alloué un territoire (…) entre le Mexique et le Guatemala. Ces Lacandons, issus des Mayas du Guatemala, s’étaient installés au Mexique, non loin de Palenque (…) Au XVIIIè siècle, les Lacandons septentrionaux furent christianisés (catholiques). Ils portent robe blanche et, pour les hommes, des cheveux longs (…) ils seraient, tous ensemble, quelque trois cents Lacandons (…)

Ainsi, après de cent ans, Chan Kin a conservé une mémoire intacte. Il est le dépositaire de l’histoire du groupe et surtout le dernier à connaître par cœur la grande cosmogonie héritée des Mayas, celle qui raconte la création et la destruction du monde, l’apparition et la disparition de l’espèce (…)

Chan Kin sourit malicieusement : « Une fois, des missionnaires évangélistes m’ont dit qu’il suffisait de prier leur dieux pour obtenir. Je leur ai répondu : « Dieu n’aime pas les paresseux. »


La France (…) interpréta les évènements [au Rwanda] comme une manœuvre anglo-saxonne destinée à affaiblir la position française (…) je fus envoyé en Grande-Bretagne afin de constater comment ils sélectionnaient leurs officiers (…) Chez nous, nous dirent-ils pas d’épreuve écrite comme chez vous. Nous sélectionnons à partir d’entretiens avec des candidats venant d’horizons divers, ce qui parfois permet de recruter de individus originaux. En tout cas, nous ne recherchons en définitive qu’une chose : un officier capable d’enfreindre, sur le terrain un ordre absurde… « Very unfrench, indeed ! ».

J’ai constaté une fois de plus, la lourdeur et la centralisation de notre système.

Le temps libre est le luxe suprême…


La question du Cachemire n'a cessé d'être conflictuelle depuis que la Grande-Bretagne lui a accordé l'indépendance, suivie d'une partition entre l'Inde et le Pakistan (1947). Sans doute eût-il mieux valu, si l'on cherchait la concorde, que la puissance coloniale eût octroyé la vallée du Cachemire majoritairement peuplée de musulmans au Pakistan, ce qui aurait évité un premier conflit en 1948 et un second en 1965, tous deux remportés par l'Inde.

L'inimitié entre les deux États a mené à un troisième conflit particulièrement humiliant pour le Pakistan puisque les troupes d'Indira Gandhi concoururent au démembrement du Pakistan en contribuant à créer le Bangladesh (1971) (…) 

À la fin des années 1980, l'URSS s'étant retirée d'Afghanistan, le statut du Cachemire fut remis en cause par une explosion de violences soutenues par le Pakistan. Il s’agissait, pour le Pakistan, de forcer l'Inde à une coûteuse mobilisation.

Des organisations cachemiries, soutenues par les services de renseignement pakistanais, recevaient aide financière et formation militaire. De 1989 à 1994, le Cachemire est à feu et à sang (…)

L'Inde et Pakistan étant dotés de l'arme nucléaire, la guerre est venue hautement improbable, et s'exprime à travers un conflit indirect (…)

Il s'agissait, pour le Pakistan, d'internationaliser le conflit du Cachemire, à l'instar de celui du Kosovo ; ce fut un échec. Celui-ci amena un militaire au pouvoir au Pakistan. En fait, en un demi-siècle, l'armée a dirigé le pays la moitié du temps. Avec l'islam, l'armée se veut le facteur d'unité, et la question du Cachemire, depuis 1948, sert d'exutoire aux multiples problèmes que le pays traverse (…)

Les militants s'infiltrent du Pakistan armés d'AK 47, de RPG-9, de grenades, d'explosifs divers. Parfois, certains groupes plus nombreux, jusqu'à douze, ont des mitrailleuses UMG. Leur mission: sabotage d'infrastructures, élimination des administratifs cachemiris collaborant avec les Indiens (…)

Le contrôle exercé par les forces indiennes est effectif, mais il nécessite une coûteuse mobilisation d'environ deux cent cinquante mille hommes (armée, BSE, police). La vallée du Cachemire, 16000 km2 et 4,5 millions d'habitants, pratiquement tous musulmans (…)

Le plus singulier est de pouvoir rencontrer des opposants déclarés et les entendre exprimer des options ouvertement hostiles à l’Inde. Le moindre opposant politique soupçonné de séparations en Turquie ou en Chine, pour prendre deux régimes aux options différentes, serait sous les verrous ou décédés après torture (…)

Peu d’observateurs ont signalé que le Pakistan n’a cessé depuis bientôt trente ans de soutenir très activement les militants islamistes du Cachemire (…)

Le Rajasthan (…) C’est une Inde architecturalement musulmane, une très large partie de l’Inde ayant été occupée pendant des siècles par les musulmans.


Au Sri Lanka (ex-Ceylan), les trois quarts de la population sont cinghalais et bouddhistes. Une minorité tamoule hindouiste, 15 % environ, vit essentiellement dans l'est et le nord. Moins de 10 % de musulmans sont répartis sur toute l'ile.

Durant l'occupation britannique, les Anglais, dans le cadre classique du Divide and Rule, employèrent surtout des Tamouls dans l'administration. Au moment de l'indépendance (1947), ceux-ci occupaient plus de la moitié des postes administratifs, ce qui avait créé un vif ressentiment chez les Cinghalais.

En 1956, l'État sri lankais instituait un Singhala Only Act qui fut légitimement perçu comme discriminatoire par la minorité tamoule (…) 

Le LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) est fondé en 1972 (…)

En 1983, des émeutes éclataient provoquant des destructions considérables et plusieurs centaines de milliers de réfugiés tamouls. 

(…) LTTE, mouvement hautement totalitaire qui ne laisse d'alternative à ses membres que la lutte et la mort. D'inspiration marxiste-léniniste et nationaliste, ce parti est dirigé de façon totalitaire par un chef charismatique, Velupilllai Prabhakaran, et se distingue par une culture du sacrifice.

Chaque famille tamoule se doit d'avoir au moins un membre dans l'organisation. En intégrant le parti, le militant perd son identité et tout contact avec ses proches ; il doit se considérer comme déjà mort (…)

Après 1990, l'organisation adopte le gilet explosif que l'on porte sur la poitrine et qu'on fait exploser d'une main. Il y a près de 50 % de femmes dans ces commandos. Elles ont entre seize et vingt-cinq ans. On leur dispense six mois de formation intense. Les militants sont coupés du monde extérieur, le mouvement est tout: famille et patrie dans une atmosphère de couvent militarisé. Ils apprennent à s'infiltrer pour s'approcher au plus près de la cible, reconnaissent les lieux et s'imprègnent des habitudes de leurs futures victimes.

Rien n'est plus économique et efficace que des combattants kamikazes. Sur quelque cent quatre-vingt-cinq attentats-suicides, le LTTE en a réussi cent quatre-vingt-deux!

Assassinat du chef de l'État indien, Rajiv Gandhi (1991), qui avait envoyé l'armée indienne au secours de l'armée sri lankaise, par une militante de vingt-deux ans. Le président cinghalais a été assassiné en 1993 par un militant qui depuis deux ans était devenu ami avec ses gardes du corps (…) assassinat du responsable de la Marine, du ministre de la Défense, de deux anciens ministres dont un candidat à la présidence, six cents personnes étaient tuées lors de l'explosion du complexe armée-marine de Poonaryn, entre 1991 et 1993 (…) Destruction du bâtiment de la Banque centrale à Colombo en 1996, dix-huit morts et plus de cent blessés au Colombo World Trade Center en 1997 et destruction du temple de la Dent, le plus révéré des temples du bouddhisme, en 1998 (…) 

Avant une opération-suicide, l'ultime récompense de celui ou celle qui se sacrifie pour la cause est de rencontrer le dirigeant vénéré, qui ne se manifeste qu’exceptionnellement (…)

Au cours des quatre dernières décennies, il y a eu trois organisations révolutionnaires exceptionnelles: le FLN du Sud-Viêtnam, mieux connu sous le nom de Viêt-cong, le Eritrean People's Liberation Front (EPLF), qui après plus de vingt années de luttes a triomphé de l'Éthiopie, et le LTTE. Cette dernière organisation est une machine infernale destinée à produire de la mort (…)

La force du mouvement provient en grande partie des liens que celui-ci a su créer avec la diaspora tamoule (…) l’organisation dispose d’une petite flotte battant pavillon de complaisance.(…)

Le mouvement des Tigres tamouls est sans doute le plus efficace, avec les Tchétchènes, des mouvements irréguliers de cette période (…)

Le changement décisif se fait à Colombo avec la montée au pouvoir des frères Rajapaksa, qui décident d'en finir avec le mouvement contestataire. Ils vont bénéficier de la défection en 2004 de l'un des lieutenants de Prabhakaran (…)

L'assaut final, en 2009, fut donné après l'évacuation de toutes les organisations humanitaires étrangères (…) La population civile (cinquante mille?) qui, sans doute, servait de bouclier aux insurgés, fut massacrée de façon systématique (…)

Le bouddhisme au Sri Lanka est loin de la non-violence qu'on lui prête.


La guerre d’Irak (…) La non-connaissance du terrain était confondante (…) Contrairement aux déclarations de Donald Rumsfeld qui envisageait de ne laisser en Irak à l'été que trente-cinq mille hommes, il fallut faire appel à des compagnies de sécurité telle Blackwater et près d'une dizaine d'autres qui, bientôt, totaliseraient cent quatre-vingt mille hommes en plus des cent cinquante mille soldats américains (…) en 2004 (…), le scandale des photos sexuellement humiliantes prises dans la prison d'Abou Graib (gérée par deux compagnies de sécurité), dont la photo d'une militaire américaine tenant en laisse un prisonnier irakien nu et à quarre pattes, fit le tour du monde (…)

Pour les États-Unis, avec George W. Bush comme avec Barack Obama, l'Irak était un échec. L'Iran sortit renforcé du conflit et son influence continuait de s'étendre. Le dessein de remodeler le Grand Moyen-Orient fut un fiasco (…)

La zone était déserte et nous entrâmes, seuls, dans Ninive dont les statues étaient encore intactes. Sophie prit des photos, nous étions émus. Quelques années plus tard, Les djihadistes de Daech effaceront le visage des statues et feront sauter ces murailles impies, construites avant l'arrivée de l’islam (…)

Les étrangères, même seules, pouvaient à Damas comme à Alep se promener seules, le soir, sans risque. C'était un des « avantages » des dictatures (…)

Après avoir franchi le Tigre, c'était la région autonome du Kurdistan d’Irak (…) Les Français étaient particulièrement bien vus, grâce à l'intervention de Danielle Mitterrand, qui avait été alertée (…) La destruction organisée de plus de quatre mille villages par Saddam Hussein et l'usage de gaz chimiques à Halabja.

Les Kurdes appelaient Danielle Mitterrand « la mère des Kurdes » (…)

« Notre passé est atroce, notre présent pathétique, heureusement nous n'avons pas d’avenir! » L'humour kurde est capable d'autodérision. Une dimension qu'en France nous ne connaissons pas. La tradition de l'humour de salon se prête mieux à l’ironie..

(…) la sécurité doit toujours être assurée pa les premiers concernés (…)

La Turquie n’aura cessé de soutenir Daech aussi longtemps que celui-ci était opérationnel et a cherché à affaiblir autant que possible les Kurdes de Syrie.


Dans cette aire, je préfère, de loin, la Nouvelle-Zélande. L'île du Sud tout particulièrement que nous avons parcourue plus tard avec Sophie, plus prenante que l'Écosse, ce qui n'est pas peu dire, en matière de lumières changeantes, de pluies légères et de paysages époustouflants.


L’Uruguay est sans doute le pays le plus démocratique d’Amérique du Sud.


Valparaiso est sans doute la plus belle cité que j’ai vue au cours de cette dernière décennie.


(…) Buenos Aires étant une ville nocturne comme Barcelone ou Tel-Aviv…


Je sais qu'il est de bon ton de fustiger les Russes. Reste que Vladimir Poutine, entre 2015 et 2016, a frappé ceux qui devaient l'être. Pas seulement l'Organisation de l'État islamique, mais des organisations djihadistes que les médias anglo-saxons avaient coutume de dénommer « forces d'opposition». Il n'y a guère eu de forces d'opposition dignes de ce nom dans ce conflit à partir de 2013, hors les djihadistes. Les Américains, qui ont maintes fois entraîné des forces d'« opposition démocratique», ont dû y renoncer car elles n'étaient pas combattantes. Le sunnite modéré ne tenait pas à risquer sa peau.


L’un des effet du djihadisme et des islamistes agressifs a été de s’aliéner à la fois la Chine, l’Inde et l’Occident.


À la veille de la Première Guerre mondiale, Hadjin, situé sur le Taurus à quelque 1 200 mètres, était peuplé d'environ vingt-six mille habitants, chiffre important pour l'époque, d'autant plus que les musulmans n'en constituaient que quelques centaines. Une considérable proportion de la population disparut lors des massacres de masse en 1915-1917. Au lendemain de la guerre, la France a hérité d'un mandat en Anatolie du Sud-Est, désignée alors du nom de Cilicie (…)

Dès la fin de 1919, les forces kémalistes s'organisent et veulent lutter contre le dépeçage colonial auquel le sultan avait dû consentir. La chute de Marache, une cité de soixante mille habitants défendue par deux cents soldats français commandés par un capitaine, porta un coup sévère au prestige français (…) La puissance croissante du kémalisme ne pouvait être contenue par la faiblesse des effectifs et des moyens français en Cilicie, Brémond quitte la Cilicie la mort dans l’âme (…) Il n'y eut pas d'alternative pour la France que de se replier en Syrie.


Aucun autre pays, y compris parmi de moins prospères que le nôtre, n'a plus de mécontents. La plainte rageuse semblant être une manière d'être et cela dans une société avec des avantages sociaux qui ne sont surpassés que par trois ou quatre pays dans le monde (…)

Nous avons laissé se développer les zones de non-droit liées à la drogue. Et nous avons récolté ce que les wahhabites et les Frères musulmans entre autres n'ont cessé, à l'abri de la démocratie, de semer tandis qu’avec l'indulgence perfide de certains de nos observateurs, nous donnions avec anachronisme dans la culpabilité coloniale.


Enfin, on ne saurait sous-estimer l'impact des bouleversements démographiques en un peu plus d'un siècle. De 33% en 1900, les pays d'Amérique du Nord, d'Europe et la Russie ne représentent qu'à peine 12 % aujourd'hui.

Sans compter le changement des sensibilités en Occident. La victimisation joue un rôle politique et pervers très démobilisant tandis que, par exemple, le phénomène d'origine américaine woke draine, entre autres, une culpabilité d'origine chrétienne empreinte de puritanisme.


C'est en remontant l'Amazone sur La Boudeuse, trois mâts goélette, que j'ai constaté, en 2005, que depuis trente cinq ans je n'avais dormi dans aucun lieu plus d'un mois (…)

Je ne connais personne qui ait voyagé autant que moi, aussi longtemps et dans autant de lieux. Ma vie, à partir de dix-huit ans et pour les quelque sept décennies qui ont suivi, n'a été qu'un voyage qui m'a mené dans plus de cent quarante pays. Ce chiffre n'a aucun sens, la plupart d'entre eux, sur une carte du début du XXè siècle, n'existaient pas.


Finalement, la grande innovation aura été celle de Mao Zedong : passer de la guérilla progressivement, au but de la guerre révolutionnaire, c'est-à-dire de ne pas se contenter de harceler une armée régulière mais de chercher à s’emparer du pouvoir.

Comment ? En s'efforçant d'encadrer «les masses» par un travail politique dévolu à des cadres formés à cet effet destinés à organiser une infrastructure politique clandestine. En somme, il s'agit d'encadrer administrativement les populations en créant des hiérarchies parallèles (shadow government).


Le vieux Shakespeare avait raison de dire que «la prospérité et la paix engendrent des couards».


Mais en 2013, on avait déjà le bilan de la chute de Kadhafi - c'est-à-dire le bordel absolu. D'ailleurs, le mandat du Conseil de Sécurité de l'Onu avait été voté pour protéger la population de Benghazi, en aucun cas de se débarrasser d'un dictateur. Nous avons donc outrepassé ce mandat. Qu'aurions-nous dit si cela avait été par les Chinois et les Russes ?

Nous avons créé un chaos dont, de surcroît, les dégâts collatéraux dans le Sahel sont essentiellement à la charge de la France. Faut-il rappeler que l'État islamique est la conséquence de la guerre de choix menée contre l'Irak par les néoconservateurs en 2003 ?


(…) nos télévisions, et particulièrement les chaînes d'information en continu, participent à la déstabilisation psychologique de nos propres sociétés (…) Il faut informer mais il faut arrêter de vendre de l'angoisse parce que l'audimat marche très bien. On est dans une société du spectacle qui cherche à se faire peur, et cela marche. 


Lorsque l'on est vraiment en guerre, on fait face. Et lorsque l'on est dans une société du spectacle, on se fait peur. Nous sommes dans une société de la victimisation (…) Lorsqu’il y a un accident d'autobus - un accident - avec quarante-trois morts, le président de la République se déplace pour dire que la France est en deuil. Dans quel magma de sensiblerie sommes-nous? (…) L’Occident se caractérise aujourd'hui par un déni de la mort (…) et pour la mort de deux soldats on fait une cérémonie aux Invalides.


(…) Il faut y ajouter ce que McChrystal disait dans son rapport : les gars ne sortent pas des bases - peut-être 5 %. Ils mangent ce qui vient des Etats-Unis, ils écoutent leur musique et leurs films...

somme, ils ne sont pas là. Ils ont une mentalité de transitaires: ils écrivent à leurs proches chaque jour par internet, ils sont psychologiquement ailleurs et ils ne connaissent pas le terrain (…) Les dirigeants non plus ne connaissent rien (…) Les décisionnaires paraissent surtout réagir aux évènements et en partie déterminés par la presse et l’opinion.


Au Moyen-Orient, il n'y a pas aujourd'hui d'options démocratiques, même s'il y a des personnalités démocrates. Nous sommes dans une région où l'on reste convaincu qu'on en obtient plus par la violence que par la négociation et où le vainqueur rafle toute la mise pour lui. (…) Quant à la Syrie, les démocrates pourraient aujourd'hui tenir dans un seul hôtel... tous les autres opposants à Bachar sont des islamistes.

(…) Les salafistes n'ont rien à vendre de sérieux aux populations. Ce sont des perturbateurs sans programme économique (…)

Mais, au niveau mondial, le grand changement (…) C’est l'émergence de ceux qui bossent : la Chine, l'Inde, la Turquie, la Corée du Sud, le Viêtnam, l'Iran. Ceux-là parlent de travail, alors que les djihadistes, préfèrent mettre en avant leur «courage»...


Notre incurie est apparue de façon patente lors de la crise yougoslave en 1993 : trois pays regroupant deux cent cinquante millions d'habitants, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France, qui, quelques années plus tôt, passaient à juste titre pour puissants, ne pouvaient contraindre dix millions de Serbes. Il a fallu solliciter l'intervention des États-Unis pour que le même scénario se reproduise au Kosovo.


À ce triste constat s'ajoute l'attitude des dirigeants occidentaux qui ne savent faire que du compassionnel là où il conviendrait, au contraire, d'appeler au courage et à une posture réactive.

Non, on est en plein dans le pathos médiatique avec fleurs, bougies, marches blanches, interviews de veuves et parents éplorés, exhibant notre faiblesse et donnant ainsi à l'adversaire toute satisfaction. La victimisation est d'ailleurs devenue un mode de référence politique. À titre personnel, je suis issu d'une famille arménienne, donc héritier d'un génocide ayant eu lieu au début du XXè siècle. Mais je me refuse absolument à m'en parer pour m'exhiber en victime. Or aujourd'hui, c'est l'attitude inverse qui prévaut dans la sphère communicationnelle occidentale, avec une course insensée à la victimisation, chacun prétendant être davantage victime que son voisin. Or, dans le reste du monde non-occidental, les paramètres de pensée et de manière d'être-au-monde ne sont pas les mêmes. Aux yeux de ces peuples, nous apparaissons comme les apeurés du monde.


On a donc gagné trente ans de vie, et pourtant, on se refuse à travailler au-delà de soixante-cinq ans, alors qu'on est en général en bonne santé. Bien sûr que tous les problèmes sociaux non pas été éradiqués, mais prenons les choses dans leur globalité. Force est de constater qu'en France, nous vivons dans notre cocon - ô combien prospère malgré tout - et en paix depuis plus de soixante-dix ans, ce qui est absolument inédit dans l'histoire du monde.


Quel politique de haut rang aurait l'audace de dresser froidement un état des lieux réel de la situation de la France et d'avouer que nous sommes bel et bien en phase de déclassement ? Les stratèges, eux, savent qu'il y a une démobilisation et une perte de volonté patente de la part d'une population qui opère un déni de réalité, qui veut encore et toujours consommer plus et vivre sur un mode hédoniste. Nous vivons dans un théâtre d'ombres, nourris de faux-semblants, avec un constant déni du réel qu'alimente la pensée dominante (…)

Nous nous cachons à nous-mêmes ce que nous sommes devenus. Qu'on le veuille ou non, notre monde européen manque aujourd'hui de trois vertus majeures, à savoir la lucidité, le courage et la ténacité.


(…) au cours de ma longue carrière, j'ai vu des armées bien équipées et bien entraînées, qui cependant ne remplissaient pas leur mission. Pourquoi ? Simplement parce qu'elles manquaient de l'essentiel, à savoir la volonté de combattre.