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samedi 3 juin 2017

« Les Jésuites - Histoire de pouvoirs » d’Alain Woodrow (1984)

Sait-on que les anciens élèves des jésuites sont 3 750 000 dans le monde, dont 60 000 en France ? Ils sont groupés en associations, dans le but de maintenir des liens d’amitié et de solidarité entre eux et d’aider les institutions d’enseignement jésuite, soit un réseau d’environ 1300 collèges ou université, où enseignent 10 000 jésuites.

Qu’y a-t-il, il est vrai, de commun entre Fidel Castro et le général Jaruzelski, entre Luis Bunuel et Alfred Hitchcock ? (…) La liste des grands hommes qui sont passés entre les mains des « bons pères » est longue et souvent paradoxale. Citons, pour la France, parmi les plus connus : Descartes, Corneille, Colbert, Condé, Molière, Voltaire, Diderot, Turgot, Balzac, Foch, Lyautey, Charles de Foucauld, de Lattre de Tassigny, Saint-Exupéry, Charles de Gaulle…

(…) inventé la lanterne magique…

Ses 25 000 membres répartis dans le monde entier (…) A Rome, les jésuites ont la charge de plusieurs université, dont la célèbre Grégorienne (…) Il y aussi l’Institut biblique pontifical (…) et l’Institut pontifical des études orientales, fondé en 1917 (…) Radio Vatican, placé, nous l’avons vu, sous leur responsabilité…

Depuis 1965, année record où les effectifs atteignaient le chiffre de 36 038 (…) 25 000 en 1990 (…) « Le nombre n’est pas très important. Un saint sera toujours plus utile à l’Eglise qu’une armée de jésuites » (père Pedro Arrupe).

François Xavier s’embarque le 7 avril 1541 (…) Un gentilhomme du roi lui conseille de prendre au moins un serviteur pour laver ses affaires, car de tels travaux sont incompatibles avec la dignité de nonce. La réplique de François aurait été cinglante : « Senor, c’est cette dignité qui a réduit l’Eglise de Rome à son état actuel, le meilleur moyen d’acquérir une vraie dignité est de laver son propre linge. »
(…) Plus tard, le jésuite se rend même sans interprète auprès des populations indigènes  « Vous pouvez imaginer, écrit-il, les exhortation que je serai capable de leur faire, eux ne me comprenant pas, et moi les comprenant encore moins (…) Je baptise les nouveaux-nés qui se présentent à moi, point n’est besoin pour cela d’un interprète. »
Une telle pratique, qui consiste à baptiser des populations non seulement en masse mais encore sans que les « nouveaux convertis » comprennent ne serait-ce que les rudiments de la foi à laquelle ils sont censés adhérer par le baptême, est choquante, à juste titre, pour notre mentalité moderne. Il faut rappeler, toutefois, que la notion de liberté religieuse n’existait pas à l’époque ; et, surtout, que les missionnaires chrétiens étaient persuadés, suivant la théologie de la rédemption alors admise, qu’ils arrachaient les païens, grâce au baptême, aux flammes de l’enfer.

C’est le remarquable esprit de corps des jésuites, fondé sur l’obéissance totale, qui a fait de la Compagnie, déjà du vivant de son fondateur, ce corps d’élite, pour ne pas dire cette « force de frappe », efficace et redouté.

Le Concile de Trente (1545). Vingt-huit évêques seulement sont présents à la cérémonie d’ouverture, dont un seul Français.

Sa vie durant, le fondateur des jésuites se méfiera des « intellectuels », à commencer par Erasme. Les compagnons, comme Ignace, écrivent des milliers de lettres. Mais aucun traité de grande portée littéraire, philosophique ou théologique chez eux, c’est la pragmatisme qui prime.

Ignace ne fait pas de détail. Il demande à ses gens l’écoute et l’amour des personnes. Il ne tolère aucune « faiblesse » devant les idées.

(…) à partir de 1540, il est surtout occupé par une tâche d’une autre nature : rédiger les Constitutions demandées par Paul III.

C’est ainsi, par exemple, qu’il établit des « règles pour le maintien extérieur » qui exigent de baisser les yeux devant son interlocuteur. Le regard courbe du jésuite !

La docilité du jésuite sera donc absolue - du moins en principe ! Il devra non seulement exécuter sans discuter les ordres et accomplir fidèlement, au détail près, toute mission requise, mais aussi conformer son jugement personnel à celui de son supérieur.

Ignace, note son compagnon Ribadeneira, « était persuadé qu’il vaut mieux essayer de trouver Dieu en tout ce que l’on fait plutôt que de consacrer beaucoup de temps à la prière… Quant à la mortification, il aimait et estimait celle qui touche à l’honneur et à l’estime de soi-même - spécialement pour les personnes entourées de considération - bien plus que celle qui afflige la chair par des jeûnes, des disciplines et des cilices."

L’Angleterre a beaucoup contribué à écrire cette page sanglante de leur histoire (…) l’anglicanisme est devenu religion d’Etat (…) En dépit des persécutions, les jésuites poursuivent leur action en vivant dans la clandestinité.

A partir de 1578, le père Alexandre Valignano, nommé visiteur et supérieur de tous les jésuites d’Extrême-Orient, fait de fréquents et longs séjours au Japon (…) Valiganano s’est forgé une conviction. L’Europe ne connaît rien du Japon. L’étude approfondie de la langue et de la civilisation, l’adoption du mode de vie japonais et l’observance stricte des règles de courtoisies sont absolument nécessaires avant doser présenter le message chrétien. Ce faisant Valignano pense aussi à la Chine (…) 
Face à la xénophobie chinoise, il faut d’abord trouver le moyen de se se faire accepter. Ricci adopte le vêtement des lettrés. Ricci adopte le vêtement des lettrés (…) laisse pousser ses cheveux afin de les natter (…) puis finit par arriver à Pékin en 1601 (…) En 1605, Pékin compte deux cents chrétiens (…) Avant d’arriver à Pékin, il avouait n’avancer qu’« avec un pied de plomb ». Et il ne change pas d’attitude jusqu’à sa mort, le 11 mai 1610, à cinquante-huit ans. L’empereur lui accorde alors des funérailles nationales, un acte d’amitié qui correspond à une reconnaissance officielle du christianisme.
Le nouveau supérieur des jésuites chinois, Longobardi, adopte les mêmes principes d’adaptation que Ricci, tout en donnant la priorité aux masses, et non plus aux lettrés (…) La « stratégie » jésuite, en effet, a longtemps passé pour une approche exclusive des élites. En réalité, bien souvent, elle n’a privilégié les couches sociales supérieures que lorsque celles-ci, en vertu de leur pouvoir, interdisaient tout contact avec les masses populaires.

Jusqu’à la fin du XVIIè siècle, la mission de Pékin et de Chine dépend juridiquement de la province des Indes, placée sous la protection du Portugal depuis l’envoi de François Xavier (…) Les jésuites, qui ne sont pas les premiers à avoir pénétré en Chine, n’y sont pas seuls. Ils sont entrés en conflit violent avec les missionnaires dominicains et franciscains, qui ne tolèrent pas leurs méthodes d’adaptation et leur reprochent notamment de faire trop de concessions aux morts et aux cérémonies chinoises, comme d’autoriser, dit-on, chez les convertis la pratique du culte de Confucius et des ancêtres, ce qui est incompatible avec la doctrine catholique. Ricci a toujours estimé que ces rites n’avaient pas d’autre objet que de remercier Confucius pour « l’excellence de s doctrine ». Ses accusateurs prétendent, pour leur part, que ces rites relèvent tout simplement de l’idolâtrie. Par ailleurs, pour traduire le mot Dieu, les jésuites utilisent, à la suite de Ricci, un terme chinois, T’ien-chu, qui signifie « seigneur du ciel ». Les adversaires des jésuites affirment que T’ien signifiant le ciel, matériellement parlant, les jésuites enseignent une religion idolâtre !
Des dénonciations sont envoyées à Rome. La « querelle des rites » prend vite une dimension universelle. En 1645, Innocent X condamne la participation des chrétiens aux cérémonies confucéennes. Alexandre VII, au contraire, les autorise à nouveau en 1656. Cependant, la même année, la polémique rebondit en France, où Blaise Pascal, tout acquis aux thèses jansénistes que combattent les jésuites, se lance dans une vive diatribe contre eux. Les célèbres « Lettres à un provincial » ou « Provinciales », sont l’un des plus durs réquisitoires jamais prononcés contre la Compagnie. En Chine, affirme Pascal, les jésuites « ont permis aux chrétiens l’idolâtrie même. » (…) 
Tandis qu’en 1706 l’empereur de Chine interdit aux étrangers d’enseigner tout ce qui serait contraire aux traditions chinoises, en 1715, Rome, par la bulle Ex illa die, impose aux missionnaires de renoncer à toute pratique « superstitieuse », autrement dit à tout dire traditionnel chinois (…)
En 1939, Pie XII, à peine élu, permet la participation des chrétiens aux rites civiles, donnant de la sorte raison aux jésuites (…)
Aux Indes, Roberto de Nobili tente également, à partir de 1605, d’utiliser les méthodes de Ricci (…) de Nobili adopte les us et coutumes hindous (…) Son menu se compose de riz, de lait et que quelques herbes, une fois par jour. Pour vêtements, une longue robe de toile jaunâtre (…) De Nobili ne joue pas la comédie. A l’instar de Ricci, il estime que le christianisme n’est pas incompatible avec les rites d’une culture.

Les jésuites ne connaissent, contrairement aux dominicains, aux carmes ou aux franciscains, ni branche féminine ni tiers ordre.

Jules Ferry reçoit le portefeuille de l’Instruction publique (…) Quelques semaines plus tard, il dépose un projet de loi retentissant sur « la liberté de l’enseignement supérieur ». Le ministre annonce la couleur. Article 7 : « Nul n’est admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d’enseignement de quelque ordre que ce soit, s’il appartient à une congrégation religieuse non autorisée. » Ferry reconnaît lui-même que cet article, peu compatible avec la liberté, est en réalité dirigé essentiellement contre la Compagnie de Jésus, qui anime alors 29 collèges où se forment 11 0000 élèves (…) « Oui, c‘est à elle que nous voulons arracher l’âme de la jeune française. » (…) 
Ferry s’explique de mauvaise grâce, sans parvenir à émouvoir l’Assemblée quand, dans un élan d’inspiration il s’écrie soudain : « Où est le péril ? Il est dans les jésuites, il est dans leur puissance incontestable et incontestée. » D’abord avares, les applaudissements crépitent. Le bouillant ministre pourra ajouter sans être contredit : « L’horreur des jésuites est un sentiment national français. » (…)
La France propose une transaction au Saint-Siège. La Compagnie sera sacrifiée pour que les autres congrégations soient épargnées (…) 1880 (…) l’expulsion des jésuites est mise à exécution.

Après avoir passé 27 ans au Japon, sans doute le père Arrupe ne pouvait-il que comprendre la nécessité de l’inculturation de la foi. En apprenant à estimer, puis à aimer la culture japonaise, il s’est vite rendu compte que le message chrétien, dans sa forme scolastique traditionnelle, était irrecevable par des esprits non latins. « Quels chemins devais-je suivre pour atteindre l’âme japonaise ? » se demandait-il dans un livre de Mémoires (…) 
Le père Arrupe renversait l’ancienne méthode. Pour atteindre l’autre, il faut d’abord entrer dans sa mentalité et l’aimer pour ce qu’il est. Selon le père Arrupe, l’inculturation « exige une « trans-culturation », c’est-à-dire une ouverture et un échange avec les autres cultures, qui exige elle-même une « déculturation » partielle, c’est-à-dire une mise en question de certains aspects de sa culture propre.
Poussant le raisonnement plus loin il affirmait que, pour rendre le christianisme crédible aujourd’hui, l’inculturation était nécessaire dans tous les pays, y compris ceux de la vieille chrétienté. « Une inculturation constante et nouvelle de la foi est indispensable, dit-il, si nous voulons que le message évangélique atteigne l’homme moderne et les nouveaux groupes subculturels (les marginaux, les émigrés, les habitants des quartiers pauvres, les intellectuels, les scientifiques, les étudiants, les artistes…). »

Mais on peut comprendre aussi pourquoi un tel travail, sûrement indispensable mais délicat à mener à bien, et autorisant des excès chez des jésuites inexpérimentés ou impétueux, a soulevé l’inquiétude des trois derniers papes.

« Le catholicisme asiatique, surtout celui de l’Inde, est un produit culturel colonial. Les chrétiens de l’Inde ont été occidentalisés, déculturés dans leur propre pays, cela d’autant plus que le catholicisme indien est marqué par l’esprit de la Contre-Réforme (…) Si nous ne nous identifions pas au pays, si nous restons un corps étranger, nous ne pourrons que disparaître. »

(…) le christianisme est considéré par les Orientaux comme la religion de l’Occident, une religion qui ne peut être la leur ! Demain, au contraire, lorsque les nouvelles générations ne connaîtront plus le colonialisme, lorsque pour elles l’Occident ne sera plus le point cardinal d’où vinrent les colonialistes, alors l’Evangile ne prendra plus la figure d’un corps étranger qu’il faut éliminer de sa propre culture. 
Nulle autre civilisation ne peut mieux recevoir l’Evangile que la civilisation orientale. Les Orientaux portent la plus grande estime aux valeurs évangéliques ; ils les ont, serais-je tenté de dire, dans le sang. Il est dans leurs traditions de respecter la pauvreté, la simplicité, l’authenticité, la sagesse, la contemplation. Ils ont un sens quasi naturel des choses de Dieu. L’Evangile du Christ leur révèlera ce qu’ils sont vraiment et pénètrera leur esprit en les transformant. »

Les milieux conservateurs qui combattent l’influence des jésuites sont souvent liés à l’Opus Dei, à Rome…

Un autre document, la déclaration de Santa Fe, qui détermina la politique latino-américaine du président Reagan, identifia sans ambages la théologie de la libération avec « une menace croissante pour les intérêts géopolitiques des Etats-Unis dans la région », et prôna une campagne pour discréditer « par n’importe quel moyen » les adhérents de cette école théologique. Parmi ces moyens : la promotion de sectes fondamentalistes de droite pour miner le travail des principales Eglises et l’appui des systèmes nationaux de sécurité à l’intérieur de chaque pays, dans leur contrôle des organisation paysannes ou syndicales.

Si les jésuites roumains furent parmi les plus durement touchés par la répression communiste, ceux de Pologne semblent avoir fleuri avec une rare vigueur malgré les entraves de quarante années de régime hostile.

En France, le Centre d’études russes de Meudon, animé par les jésuites, est l’héritier d’un internat destiné à l’émigration, fondé à Namur en 1923 avant de se fixer dans la région parisienne. C’est aujourd’hui un lieu de formation à la culture russe -sa bibliothèque compte 30 000 volumes - et à la tradition religieuse slavo-byzantine.

En 1901, la France compte 56 000 prêtres séculiers, 30 200 religieux et plus de 130 000 religieuses réparties dans 16 000 communautés.

A la tête de l’Action populaire, le père Desbuquois définit sans ménagement, en 1912, les « deux forces brutales » qui s’opposent la doctrine sociale de l’Eglise : « le socialisme matérialiste et la ploutocratie païenne ».

La première rencontre nationale des prêtres-ouvriers français se tient le 7 mai 1949. A peine deux mois plus tard, le 1er juillet, paraît un décret du Saint-Office condamnant l’adhésion et la collaboration des catholiques aux partis communistes.

François Varillon sera à l’origine de la proposition faite au père Gaston Fessard (1897-1978) d’écrire un tract, en 1941, contre les dangers du nazisme et de la collaboration. Le « tract » devint un manuscrit de cinquante pages « France, prends garde de perdre ton âme ». Imprimée en deux versions, la brochure est le premier des Cahiers du Témoignage catholique, aussitôt rebaptisés Témoignage chrétien à la demande d’un ami protestant et résistant.

Lorsque le concile Vatican II s’ouvre à Rome en octobre 1962, 52 évêques jésuites sont présents dans la vaste nef de Saint-Pierre. Pour un ordre qui refuse en principe les charges épiscopales, le chiffre surprend. Mais la Compagnie est aussi le plus grand institut missionnaires de l’Eglise. 6700 de ses membres vivent et agissent en territoires de mission. D’où ces nominations dans la hiérarchie.

En 1559, à la mort du fondateur, ils ont la charge de 42 établissements (…) 714 en 1710. Après la Révolution et la reconstitution de la Compagnie en 1815, un des premiers soucis des jésuites en France sera d’assurer une formation chrétienne aux cadres d’une société pétrie d’impiété voltairienne et d’athéisme révolutionnaire. Jusqu’en 1850, faute de pouvoir ouvrir à nouveau des établissements, les jésuites enseignent dans les petits séminaires qui accueillent d’autres élèves que les futurs prêtres.
Après la loi Falloux (1850), les collèges jésuites se multiplient. En 1880 (…) les collèges avaient une population égale à 62% des effectifs étudiants (…) Et on peut noter que l’encadrement de 1880 était de 1 jésuite pour 13 élèves…

L’université médiévale s’organisait à partir de la théologie et de la philosophie, disciplines reines, au service desquelles, à la faculté des arts, on enseignait la grammaire, la rhétorique et la logique, nécessaires à la compréhension des textes. Les facultés de droit et de médecine tenaient une place plus modeste, car elles n’ouvraient pas la voie du pouvoir à travers la cléricature. Elles conduisaient directement à la vie professionnelle.
La révolution opérée par la Renaissance passe en revanche par la découverte de la littérature profane latine et grecque et l’intérêt pour les langues anciennes du Proche-Orient, qui donnent accès à la tradition chrétienne non latine. Dès lors, les facultés des arts changent de vocation : elles seront désormais le lieu où toute une population avide de modernité vient s’abreuver à des sources non ecclésiastiques. La maîtrise de la langue, et du pouvoir social qu’elle confère, devient l’objectif culturel numéro un. On n’apprend plus le latin et le grec pour connaître les textes ecclésiastiques et faire carrière dans la cléricature, mais pour posséder le langage du temps : les études se sont laïcisées, à l’instar de la société. Comme dans la sculpture grecque, l’homme devient la mesure de toute chose : c’est là que naît l’humanisme moderne.

Pourquoi les jésuites - dont le but était avant tout de travailler à reconstruire l’Eglise ébranlée par le modernisme de la Renaissance et le schisme protestant - s’engagent-ils dans cette entreprise ? Ignace et ses compagnons savent que la chrétienté, comme modèle global de société, appartient au passé (…) La stratégie des jésuites sera donc d’accompagner le mouvement de l’humanisme, si ambigu soit-il (…) proposer non plus la christianisation de leur univers intellectuel, mais celle de leurs facultés personnelles : la volonté, la liberté, l’intelligence. C’est toute la démarche des Exercices.

Le XVIIIè siècle annonce la décadence des collèges. Et, ajoutent certains historiens, celle de toute la Compagnie de Jésus, qui se laisse prendre aux jeux subtils de l’intelligentsia qu’elle forme aux belles-lettres et aux sciences plus qu’à la christianisation de la philosophie des Lumières.

Il s’agit bien de concurrencer - pour la bonne cause - le réseau d’établissements napoléoniens qui recrute et forme les cadres civiles et militaires de l’Etat. La fondation, en 1854, de l’Ecole préparatoire Sainte-Geneviève n’a pas d’autre but. A cette époque, aucun élève d’une grande école ne se reconnait chrétien. Le premier ancien élèves de Sainte-Geneviève entré à Polytechnique passera devant un conseil d’élève pour avoir « sali » l’uniforme en pénétrant dans l’église Saint-Etienne-du-Mont (…) L’objectif est atteint au début du XXè siècle. En quelques décennies, la situation est renversée : les élites sont rechristianisées. Mais il apparaît bientôt que cela ne suffit pas pour rechristianiser du même coup la société.

Dès 1880, une interdiction formelle d’enseigner tombe sur le jésuites. Si celle-ci ne sera que mollement appliquée, les lois laïques de 1900 obligent tous les religieux enseignants à l’exil. Comme les autres, les jésuites rouvrent des collèges tout au long des frontières (…) De toute la France, les familles catholiques y envoient leurs enfants. Jusqu’à la Libération, les collèges jésuites - comme ceux des autres ordres religieux - sont en France un lieu de reconnaissance sociale pour la bourgeoisie et l’aristocratie terrienne. Etre ancien élève des jésuites constitue dans la bonne société un passeport et sur un curriculum vitae c’est un bon point.

Une chose est certaine, nous l’avons dit : le milieu des « cadres » de la société française qui, globalement, vers 1850, n’était plus chrétien, ou seulement en façade, l’est redevenu un siècle plus tard.

(…) en 1880 on comptait 30 jésuites par collège ; ils n’étaient déjà plus que 6 en moyenne en 1982 pour des effectifs multipliés par 4,5.

« L’apostolat de l’éducation est pour l’Eglise d’une importance absolument vitale ; si vitale que l’interdiction d’enseigner est la première chose - et parfois la seule, car elle est suffisante - que certains régimes imposent à l’Eglise pour assurer la déchristianisation d’un pays au bout de deux générations sans aucune effusion de sang. » (père Arrupe)

(…) « le principe de subsidiarité », selon lequel le niveau supérieur ne doit pas faire ce que le niveau inférieur est parfaitement capable d’accomplir.

En 1942, Pedro Arrupe devient maître des novices à Nagatsuka, à six kilomètres d’Hiroshima. Le 6 août 1945, il est témoin de l’explosion de la bombe atomique.
A cinq heures, ce matin-là, un avion américain de type B-29 survole la ville. Routine. Les habitants l’ont même surnommé le « courrier américain ». Il passe tous les jours, depuis le début des bombardements. Il n’a lâché qu’une seule bombe. Hiroshima est une ville tranquille épargnée par la guerre (…)
Cinq minutes plus tard, raconte le père Arrupe, « une gigantesque flambée, comme  un éclair de magnésium, jaillit soudain dans le ciel. Je me trouvais alors dans mon bureau avec un autre père. Le phénomène me fit bondir de ma chaise et courir vers la fenêtre. A l’instant même, une espèce de mugissement sourd et continu parvenait jusqu’à nous. Il ressemblait davantage au ronflement d’une cataracte lointaine qu’à la déflagration subite d’un engin explosif. La maison trembla. Les glaces éclatèrent en mille morceaux, les battants des portes et des fenêtres furent violemment arrachés, et les cloisons à coulisse des maisons japonaises, faites de roseaux et de boue séchée, se brisèrent comme frappées par une main de géant. »
(…) Pourtant dans la maison, les trente-cinq jésuites sont indemnes ! A quelques kilomètres de l’épicentre atomique, aucun n’est même blessé. Stupéfaits de ne point trouver aux alentours le cratère de la bombe dont ils ignorent encore la nature, les religieux montent sur une colline toute proche, d’où la vue plonge sur Hiroshima. Ils ne découvrent qu’une plaine enflammée. La ville n’est plus.
(…) il se rend d’abord dans la chapelle, à moitié détruite, puis décide de transformer le noviciat en hôpital improvisé. Tous les membres de la maison suivent l’idée de leur supérieur. Arrupe, ancien étudiant en médecine, rassemble ses connaissances, et surtout les vestiges de la petite pharmacie domestique : « un peu d’iode, quelques cachets d’aspirine, du sel de fruit et du bicarbonate ». Contre la bombe atomique ! (…) 
Ce terrible jour du 6 août, une forte pluie provoquée par le bombardement se met à tomber sur la ville en braises. Pedro Arrupe et quelques compagnons tentent de rejoindre une autre résidence des jésuites, au centre d’Hiroshima. Le spectacle est hallucinant. Cris insoutenables des blessés, des milliers de crops déchiquetés, un gosse agonisant entre des poutres incandescentes. Arrupe et ses confrères mettent cinq heures avant de pouvoir rejoindre les cinq jésuites habitant la ville. Stupéfaction : s’ils sont blessés, aucun n’a été mortellement atteint. Le retour au noviciat-hôpital exige sept heures d’une marche atroce.

Dès le lendemain de l’explosion atomique, à cinq heures du matin, avant de secourir les blessés et d’enterrer les morts, il célèbre la messe. La chapelle est pleine de corps gisant à même le sol. Dans cette assistance douloureuse, aucun chrétien. « Dominus vobiscum » (Le Seigneur soit avec vous). Comment prononcer, ici, de telles paroles ? Dieu, dans  ce cataclysme, est-il vraiment avec les hommes ? Pedro Arrupe se rappelle : « Je ne pouvais plus bouger, et je restai comme paralysé, les bras ouverts, contemplant cette tragédie humaine… »

« Le monde est saturé de paroles et de discours. Il veut des faits » (Arrupe).

(…) « inculturation » (…) comment implanter dans chaque culture, sans la saccager, la tradition évangélique et le dogme chrétien ? comment devenir chrétien sans être expulsé de sa culture ? (…) L’inculturation représente pour l’évangélisation contemporaine un enjeu équivalent à celui de la « conversion des élites » dans les siècles précédents. Le père Arrupe (…) affirmait en 1978 que l’inculturation est davantage qu’une connaissance théorique de nouvelles mentalités ou la découverte de cultures traditionnelles : c’est « l’assimilation expérimentale de la manière de vivre des groupes avec lesquels il nous faut travailler, comme par exemple les marginaux, les émigrés, les habitants des quartiers pauvres, les intellectuels, les étudiants, les artistes. »

En signant cet arrête de mort en 1773, Clément XIV cédait aux pression des rois du Portugal, d’Espagne et de France : au conclave qui l’avait élu, des représentants des Bourbons d’Europe avaient insisté pour que les papabili s’engagent, une fois élus, à supprimer la Compagnie de Jésus (…) 
Il se borne en effet à dire que d’autres, tout au long de l’histoire, ont porté des accusation contre l’ordre. C’est vrai, mais il rapporte celles-ci comme s’il y ajoutait foi. Son principal grief était que, partout où il y avait des jésuites, la discorde régnait. Pas la moindre allusion au fait que les jésuites étaient attaqués pour avoir défendue la papauté sans relâche depuis deux siècles.

Lorsque la Compagnie est rétablie par Pie VII, quarante et un ans plus tard, elle se montre de nouveau entièrement à la dévotion de la papauté…

La Compagnie connaît trois degrés d’appartenance à l’ordre : les (…) religieux non prêtres (…) les  prêtres (…) et les profès, prêtres admis à prononcer, outre les trois vœux habituels, celui d’obéissance au souverain pontife (…) les postes de gouvernement sont réservés aux seuls profès.

Jean-Paul II a rêvé d’opérer une nouvelle Contre-réforme - une restauration plutôt - pour limiter ce qu’il considère comme les « dégâts du concile ». Il prône une « deuxième évangélisation » de l’Europe pour qu’elle redevienne « chrétienne », et on dirait qu’il est déçu de ce que les jésuites ne se portent pas spontanément sur la brèche. D’où son intérêt pour l’Opus Dei, qui paraît la réincarnation de la Compagnie ancienne manière, ou du moins de ses travers : élitisme, secret, conservatisme.

La Compagnie est cependant la seule congrégation religieuse à pouvoir juridiquement imposer le « compte de conscience », également appelé « ouverture de conscience », selon laquelle le jésuite s’ouvre totalement à son supérieur de ses problèmes, de ses projets, de ses cas de conscience, de sa vie spirituelle - y compris ce qui relève du « for interne » et qui, dans d’autres ordres religieux, n’est livré qu’en confession.

Dans l’entretien qu’il nous accorda peu avant sa mort, évoquant d’abord le mythe d’Ignace soldat, « général », d’une « compagnie » de jésuites, et l’imagerie militaire des Exercices spirituels, Louis Beirnaert remet les choses en perspectives. « Ignace a été soldat pendant six heures exactement, au moment du siège de Pampelune où il a été blessé », rappelle-t-il (…) « Et quand on parle d’Ignace comme « général », ou de ses successeurs comme « généraux », il s’agit d’un préposé général, élu par l’ensemble des compagnons. Connaissez-vous une armée où le chef est élu par ses soldats ? » Le vocabulaire militaire ignatien n’était donc que celui du temps.

La pratique du discernement - « les élections » des Exercices, c’est-à-dire le discernement et les décisions qui seront prises - porte sur le fait de décider comment on va suivre le Christ, ici et maintenant, explique Louis Beirnaert.

« Le souverain pontife est plus à même, de par sa position, d’apercevoir les exigences de l’Eglise universelle. Il peut donc disposer des compagnons pour les envoyer en mission là où l’urgence lui paraît la plus grande. L’obéissance au vicaire du Christ a donc été promue en fonction de la mission. »

La nouveauté de la mystique ignatienne vient de ce qu’elle est un mystique de l’action » et non pas une « mystique de contemplation ».
Quand je suis entré dans la Compagnie, se rappelle le père Beirnaert, on nous mettait terriblement en garde contre la mystique considérée comme une fuite devant le réel et les vertus solides. Mais une lecture attentive du Journal spirituel et de l’Autobiographie m’a permis de découvrir le mode propre de la mystique ignatienne. Il s’agit surtout d’articuler son désir propre et ses actes au désir de Dieu et à sa découverte (…) c’est un autre mode mystique qu’Ignace exprime de la façon suivante : « Trouver Dieu en tout en tout en Dieu »

L’intuition de saint Ignace, refusant de s’enfermer avec ses compagnons derrière une clôture monastique ou de se lier aux offices liturgiques qui rythment les journées de travail des moines, consistait à penser qu’on peut conquérir le monde pour Dieu en utilisant des moyens humains, les ressources de la culture, les richesse de la nature. Mais le risque était grand, et nullement illusoire comme l’Histoire le prouve, de se laisser détourner par ces moyens, de rechercher l’influence, la gloire, le pouvoir pour eux-mêmes, en un mot de remplacer la foi en Dieu par un humanisme purement « horizontal ». D’où la réputation faite aux jésuites d’êtres des intrigants, des maîtres de la casuistique et d’avoir inventé la formule : « La fin justifie les moyens. »

D’autre part, la Compagnie courrait aussi le danger inverse, celui de devenir plus papiste que le pape. Et si les jésuites ont été si souvent honnis par les rois, les présidents et les hommes politiques de tout acabit - au point d’avoir été expulsés ou bannis soixante-quatorze fois au cours de leur histoire ! - c’est en grande partie à cause de leur dévouement, parfois mal payé de retour, à la politique pontificale.

2 commentaires:

  1. Analyse intéressante. J'aurai aimé pouvoir t'envoyer le petit livret qu'on a publié sur en quelque sorte le testament spirituel de Kolvenbach !

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  2. Merci Néda ! Tu ne l'as pas en fichier ? Tu pourrais me l'envoyer soit par mail, soit via Messenger.

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