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jeudi 4 mai 2017

« L’espace intermédiaire ou le rêve cinématographique » de Camilla Bevilacqua (2011)

Le rapprochement entre rêve et art, rêve et création poétique, a depuis toujours été fécond pour la théorie du cinéma : en effet la question du rêve ne renvoie pas seulement à l’expérience de la continuité, de la porosité entre intériorité et extériorité, réel et imagination, mais également aux possibilités ontologiques du septième art…

(…) un processus propre à la représentation qui, comme dans nos scènes oniriques, tend à dissocier le sens du récit du contenu des images.

Est-ce le rêve du fil, celui du réalisateur, ou celui de plusieurs personnages en même temps ? 

(…) dans cette jonction entre vision et image, il n’y a ni asservissement ni suprématie de l’une par rapport à l’autre, mais plutôt une relation de fluidité…

Pour Bazin (…) il faut plutôt entendre par image la désignation de la valeur ontologique du cinéma lui-même, de ce qui le révèle dans sa nature de médium, c’est-à-dire d’objet capable de faire émaner de son corps propre un fluide spirituel, reliant le passé et le présent, le règne du vivant et celui de la mort.

(…) pour Balazs, c’est la caméra qui nous fait sans cesse voir le monde « comme la première fois » (…) il semblerait que, d’une manière générale, le cinéma dit « des origines » ou d’avant-garde » entretienne avec le rêve, l’invisible, ou le caché, un rapport qui se joue au niveau de la spécificité et de la nouveauté du médium en lui-même - qu’on pense aux surréalistes, bien sûr (Breton, mais avant lui Apollinaire), qu’on pense encore à Epstein, au « ciné-œil » de Vertov…

Dans La Nuit du Chasseur, au moment de la poursuite, « la Nature entière prend sur soi le mouvement de fuite des enfants » (Deleuze) 

Picnic à Hanging Rock de Peter Weir (1975) développe magistralement cette thématique d’une nature mystérieuse et toute-puissante, qui semble commander les mouvements des personnages et les appeler, dans un état de transe et d’hallucination, à rejoindre son foyer onirique et invisible, situé au-delà de la raison et du représentable filmique.
L’impossibilité d’agir semble être la caractéristique commune des personnages qui habitent un espace-rêve, espace dans lequel ils se trouvent en spectateurs et dans lequel le régime du spectaculaire et de la voyance remplace peu à peu celui de l’action. Ce passage, dans lequel G. Deleuze a vu l’un des grands signes de la modernité, signifie la fêlure du principe de réalité et des limites qu’ils impose entre réel et imaginaire, vrai et faux, perception et vision. Sans action, sans le principe d’un rapport réglé entre sujet et monde, les limites entre intériorité et extériorité, entre réalité et rêve, tendent à s’abolir. Comme dans le dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut (1999), où le personnage errant du docteur Harford (Tom Cruise) vit une succession d’expériences fantasmatiques sans vraiment s’engager dans l’action : d’où l’impossibilité de vérifier si ces expériences sont vraies ou fausses, si elles ont partie d’une réalité semblable au rêve ou d’un rêve qui superpose hallucination et perception. C’est l’état que A. Schnitzler, définissait come « semi-conscient » ou « à moitié conscient », territoire fluctuant entre le conscient et l’inconscient qui ne se résout ni dans une action accomplie ni dans l’abandon définitif aux pulsions et aux instincts. Dès lors, dans le film de Kubrick, la dualité annoncée d’emblée par ces « yeux ouverts fermés » (oxymore éminemment cinématographique) va participer à l’indéfinition, à l’indécidabilité ontologique de l’univers is en scène, rêvé et réel en même temps, jamais l’un sans l’autre, ni l’un ou l’autre.

(…) cela donne lieu à des œuvres où le passé et le présent co-existent et s’interpellent l’un l’autre (comme dans Hiroshima mon amour, 1959, d’Alain Resnais), mais aussi à des films où l’espace et le temps viennent à former un labyrinthe de coïncidences, d’écart et d’analogies (L’Année dernière à Marienbad, 1961, A. Resnais).

(…) la dissociation constante entre son et image (…) représente l’une des voies privilégiées de l’onirisme au cinéma…

Pour Fellini, l’onirisme est plutôt une résultante esthétique, le rêve accompli du film achevé. Si selon Fellini il faut essayer de donner aux « images photographiées » l’allure d’ « image rêvées » c’est parce que le rêve est passé à un autre mode d’existence (…) dans la logique de la mise en scène, dans l’affabulation et le travestissement continu du réel.

Pour Bergman, « faire un film, c’est (…) planifier une illusion dans le moindre détail » alors que, « le film, quand ce n’est pas un documentaire, est un rêve. »

Pour Jean Cocteau, « l’irréalité elle-même est un réalisme possédant ses lois sévères. Rien de plus détaillé, rien de plus enchaîné que les actes du songe dont la faiblesse seule de notre mémoire nous embrouille le fil. Un film n’est pas un rêve qu’on raconte, mais un rêve que nous rêvons tous ensemble en vertu d’une sorte d’hypnose, et le moindre défaut du mécanisme réveille le dormeur et le désintéresse d’un sommeil qui cesse d’être le sien. »

Si l’on retrouve cette même circularité dans les constructions d’autres films typiquement oniriques (que l’on songe aux œuvres de Lynch, de Fellini, de Resnais, pour ne citer que quelques exemples) c’est parce que l’irréel présenté découle d’une armature encore plus logique et rigoureuse que celle qui servirait à décrire n’importe quelle intrigue réaliste. Du coup, ce qui se produit dans ce genre d’univers n’est jamais la conséquence d’une action, mais la réponse en renvoi, en ellipse ou en détournement, à une situation précédente ; voire l’anticipation d’un autre évènement qui pourrait résoudre l’énigme du film. D’un même centre, souvent une seule scène fondatrice, se propagent alors différentes scènes virtuelles, imaginaires, qui représentent autant de cercles de cet univers en perpétuelle transformation…

Si, comme le dit Epstein, tout film est un « rêve préfabriqué », on peut remarquer que certains films plus que d’autres, entretiennent avec ce phénomène et avec la pensée qui en découle un rapport privilégié (…) absence de repères temporels (atemporalité), multidimensionnalité de l’espace et ouverture de celui-ci vers une expansion infinie, perte des définitions de la subjectivité, symbiose entre le monde intérieur et la réalité extérieure. Le récit se compose par fragments, parfois par lacunes ; souvent, au lieu de suivre une action, on déambule et on erre d’un espace à un autre, comme si le principe du mouvement ne dépendait pas d’une raison intérieure au récit, mais d’un principe interne à ce rêve qui peu à peu commence à habiter le film.

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