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dimanche 2 avril 2017

« Narcisse et Goldmund » d’Hermann Hesse (1930)

… la science, c’est l’art des distinctions.

… les hommes doués de sens délicats, ceux qui ont de l’âme, les poètes, ceux pour qui toute la vie est amour nous sont presque toujours supérieurs, à nous, chez qui domine l’intellect. Vous êtes, par votre origine, du côté de la mère. […] La force de l’amour, la capacité de vivre intensément les choses est notre lot. Nous autres […] nous vivons dans les abstractions. 

Avec des lettres et des mots on ne peut rien dire. Parfois j’écris une lettre grecque quelconque, un thêta ou un oméga, et je n’ai qu’à tourner un tout petit peu la plume, voilà que la lettre prend une queue et devient un poisson et évoque en une seconde tous les ruisseaux et tous les fleuves de la terre, toute sa fraîcheur et son humidité, l’océan d’Homère et les eaux sur lesquelles marcha saint Pierre, ou bien la lettre devient un petit oiseau, dresse la queue, hérisse ses plumes, se gonfle, rit et s’envole. Eh bien, Narcisse, tu ne fais sans doute pas grand cas de ces lettres-là ? Mais je te le dis, c’est avec elles que Dieu a écrit le monde.

…la différence entre ceux qui sont de la race du père et ceux qui sont du côté de la mère, la différence entre l’âme et l’intelligence.

La vie de Goldmund, à ce moment-là, ne fut plus qu’attente et adieux. Il alla revoir tous les lieux qu’il avait aimés ou qui avaient pris une signification dans sa vie […] tout, autour de lui, avait perdu sa réalité, tout évoquait l’automne, la saison de ce qui passe et disparaît. 

Pourquoi n’était-il donc pas pleinement heureux ? Pourquoi dans son jeune bonheur tout comme dans la sagesse et dans la vertu de Narcisse, cette curieuse douleur, cette légère angoisse, cette plainte sur l’instabilité du bonheur pouvait-elle se glisser parfois ? 

Rien, ah ! Absolument rien ne pouvait s’exprimer à fond, se penser à fond, et pourtant on avait toujours en soi à nouveau le besoin ardent de parler, l’éternelle tendance à penser ! 

Qu’il avait été bête ! Les paroles étaient superflues en amour, il aurait dû se taire. […] Elle semblait à peine entendre. Elle était là, la bouche amère et le regard perdu au loin, comme si elle était absolument seule. Jamais il n’avait été en pareille situation. Et cela parce qu’il avait parlé.
Il posa doucement son visage sur ses genoux et tout de suite cela lui fit du bien de la toucher. Il restait pourtant un peu désemparé et triste et elle aussi semblait encore affligée : elle était assise, immobile, silencieuse, les yeux perdus dans le lointain. Quelle situation embarrassante, quelle tristesse ! 

Quelquefois je me dis que tu devrais devenir un poète, un de ceux qui ont des visions et des rêves et qui savent les dire en beauté. 

Un matin, peu après le lever du jour, Goldmund se réveilla dans son lit et y resta un moment à réfléchir. Des images d’un rêve s’attardaient encore autour de lui, mais sans rapports entre elles […]. Quand il se fut dégagé de l’écheveau de ses songes, une lumière inaccoutumée éveilla son attention, une clarté d’un genre tout spécial, qui pénétrait aujourd’hui par le petit jour du volet. Il sauta à bas du lit, courut à la fenêtre et vit la corniche, le toit de l’écurie, le portail de la cour et dans tout le paysage derrière, rayonnait une lumière blanche bleutée sous la première neige de cet hiver. Le contraste entre l’inquiétude de son cœur et le calme, la résignation de ce monde hivernal le frappa: avec quelle tranquillité, quelle touchante soumission les champs, les forêts, les collines, et la lande s’abandonnaient au soleil, au vent, à la pluie, à la sécheresse, à la neige ! 

Longtemps Goldmund se tint appuyé au tronc de pin et resta tranquille pour ne pas empêcher l’autre de s’endormir. […] un peu anxieux dans cette paix profonde, il laissa pénétrer en lui la solennité de la nuit d’hiver, sentit son cœur chaud et vivant qui battait dans le silence glacial où rien ne lui répondait. 

Ses doigts s’appliquaient au plâtre auquel ils donnaient forme d’un geste sûr, mais plein de sensibilité. Ils le traitaient comme ceux d’un amant traitent l’amante qui se livre à lui : tout vibrants de sensations amoureuses, d’une tendresse qui ne fait point de différence entre prendre et donner, sensuels et respectueux tout ensemble…

Peut-être pensait-il, la source de tout art et sans doute aussi de toute pensée est-elle la crainte de la mort. […] Lorsque, comme artistes, nous créons des formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes.  

C’était sa honte et sa désolation d’avoir déjà senti dans son propre cœur, d’avoir déjà senti dans ses propres mains comment un artiste peut donner au monde de jolies choses de ce genre pour jouir de son talent, par ambition, par simple jeu. 

C’était cela que le rêve et le chef-d’œuvre suprême avaient en commun : le mystère. 

Dans la personne de maître Niklaus on pouvait voir où cela menait. Cela donnait un nom, de l’argent, cela menait à la gloire, à la vie bourgeoise et aussi à la perte de ce sens intime qui se desséchait, s’étiolait, alors que lui seul avait accès au mystère. 

Les femmes étaient peut-être en ce domaine plus favorisées : chez elles la nature avait ainsi fait les choses que le plaisir portait lui-même son fruit et que l’enfant naissait de la volupté d’amour. Chez l’homme c’était l’éternelle aspiration qui tenait la place de cette fécondité. 

Mais il y avait une fêlure dans sa création (Dieu), soit qu’elle fût manquée ou imparfaite, soit qu’il eût sur l’humanité des vues particulières par le moyen de ce vide, de cette aspiration dans l’existence humaine, soit que ce fût là la semence de l’Ennemi, la faute originelle. Mais pourquoi ce désir ardent et cette imperfection seraient-ils une faute ? N’était-ce pas d’eux que naissait tout ce que l’homme faisait de beau et de saint pour le rendre à Dieu en témoignage de sa gratitude ? 

Les mystiques […] sont des penseurs qui ne peuvent se libérer des représentations, en somme, qui ne sont pas des penseurs. Ce sont des artistes manqués : des poètes sans vers, des peintres sans pinceaux, des musiciens sans sons. 

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