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samedi 15 avril 2017

« A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Marcel Proust (1919)

Le temps du reste qu’il faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate –pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef d’œuvre vraiment nouveau. 

Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier […] Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre. Il faut que l’œuvre […] crée elle-même sa postérité. Si donc l’œuvre était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité, mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. 

… ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d’ailleurs qu’elle pourrait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. 

La tempête qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! » 

Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant, et que nous lui avons ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur du renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. 

… la grande fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier qu’illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la gare en portant une jarre de lait […]Elle longea les wagons, offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu’ils sont individuels […] C’est ainsi que bâille d’avance d’ennui un lettré à qui on parle d’un nouveau « beau livre », parce qu’il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres qu’il a lus, tandis qu’un beau livre est particulier et imprévisible […] la cessation momentanée de l’Habitude agissait pour une grande part. Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que c’était mon être au complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d’elle. C’est d’ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons ; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles. Mais par ce matin de voyage, l’interruption de la routine de mon existence, le changement de lieu et d’heure avait rendu leur présence indispensable. 

… la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret. 

La vue et la perte de toutes accroissaient l’état d’agitation où je vivais, et je trouvais quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs. 

Cette fugacité des êtres qui ne sont pas connus de nous […] nous met dans cet état de poursuite où rien n’arrête plus l’imagination. […] Il faut qu’entre nous et le poisson qui, si nous le voyions pour la première fois servi sur une table, ne paraîtrait pas valoir les mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s’interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d’une chair, l’indécision d’une forme, dans la fluidité d’un transparent et mobile azur. 

… ce n’est pas le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une œuvre…

… j’étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes…

… l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. 

J’avais autrefois entrevu […] qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme […] et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d’une homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres. 

Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose de choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que, si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre, qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elle tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. 

On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. 

… l’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque. 

En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de flegme britannique, les leçons d’une institutrice étrangère et une hypertrophie de la muqueuse du nez. 

Les êtres qui en ont la possibilité – il est vrai que ce sont les artistes et, j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais – ont aussi leu devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute. 

Aimer aide à discerner, à différencier.

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