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samedi 25 juin 2016

« Le rire » d’Henri Bergson (1901)

Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain.

…l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. 

Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion […] 
Essayez […] de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses.

Le comique exige […] quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure.

Automatisme, raideur, pli contracté et gardé, voilà par où une physionomie nous fait rire. 

Si donc on voulait définir le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur.

Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne. 

Dès que le souci du corps intervient, une infiltration comique est à craindre. C’est pourquoi le héros de tragédie ne boivent pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas. Même, autant que possible, ils ne s’assoient pas. S’asseoir au milieu d’une tirade serait se rappeler qu’on a un corps. 

Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions, que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie ? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles… 

Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. 

… dans le théâtre de Molière, ce sont les dispositions des personnages, et non pas celles du public, qui font que la répétition paraît naturelle. Chacun de ces personnages représente une certaine force appliquée dans une certaine direction […] la même situation se reproduit. La comédie de situation, ainsi entendue, confine donc à la comédie de caractère. Elle mérite d’être appelée classique, s’il est vrai que l’art classique soit celui qui ne prétend pas tirer de l’effet plus qu’il n’a mis dans la cause.

… la création poétique exige un certain oubli de soi (…) l’homme d’esprit (…) transparaît plus ou moins derrière ce qu’il dit et ce qu’il fait. Il ne s’y absorbe pas, parce qu’il n’y met que son intelligence.
Tout poète pourra donc se révéler homme d’esprit quand il lui plaira. Il n’aura rien besoin d’acquérir pour cela ; il aurait plutôt à perdre quelque chose. Il lui suffirait de laisser ses idées converser entre elles « pour rien, pour le plaisir ». Il n’aurait qu’à desserrer le double lien qui maintient ses idées en contact avec ses sentiments et son âme en contact avec la vie.

De là le caractère équivoque du comique. Il n’appartient ni tout à fait à l’art, ni tout à fait à la vie. D’un côté les personnages de la vie réelle ne nous feraient pas rire si nous n’étions capable d’assister à leurs démarches comme à un spectacle que nous regardons du haut de notre loge […] Mais, d’autre part, même au théâtre, le plaisir de rire n’est pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique […] Il y entre l’intention inavouée d’humilier, et par là, il est vrai, de corriger tout au moins extérieurement. C’est pourquoi la comédie est bien plus près de la vie réelle que le drame. Plus un drame a de grandeur, plus profonde est l’élaboration à laquelle le poète a dû soumettre la réalité pour en dégager le tragique à l’état pur. Au contraire, c’est dans ses formes inférieures seulement, c‘est dans le vaudeville et la force, que la comédie tranche sur le réel : plus elle s’élève, plus elle tend à se confondre avec la vie, et il y  a des scènes de la vie réelle qui sont si voisines de la haute comédie que le théâtre pourrait se les approprier sans y changer un mot. 

Un vice souple serait moins facile à ridiculiser qu’une vertu inflexible. C’est la raideur qui est suspecte à la société. 

Dans l’action, c’est la personne toute entière qui donne ; dans le geste, une partie isolée de la personne s’exprime. A l’insu ou tout au moins à l’écart de la personnalité totale […] Donc, dès que notre attention se portera sur le geste et non pas sur l’acte, nous serons dans la comédie. 

Toute distraction est comique.

Inattention à soi et par conséquent à autrui, voilà ce que nous retrouvons toujours.

… la comédie […], le seul de tous les arts qui vise au général… 

… la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre c’est n’accepter des objets que l’impression utile

Pour ceux même d’entre nous qu’elle a faits artistes, c’est accidentellement, et d’un seul côté, qu’elle a soulevé le voile. C’est dans une direction seulement qu’elle a oublié d’attacher la perception au besoin. 

D’autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d’âme individuel, c’est le sentiment, c’est l’état d’âme qu’ils iront chercher simple et pur. 

… le réalisme est dans l’œuvre quand l’idéalisme est dans l’âme…

… l’arrière-pensée inconsciente de corriger et d’instruire […] la comédie est mitoyenne entre l’art et la vie. Elle n’est pas désintéressée comme l’art pur […] elle tourne le dos à l’art, qui est une rupture avec la société et un retour à la simple nature. 

La modestie vraie ne peut être qu’une méditation sur la vanité […] c’est une vertu acquise. 

On y verrait le rire accomplir […] une de ses fonctions principales qui est de rappeler à la pleine conscience d’eux-mêmes les amours-propres distraits…

… le remède spécifique de la vanité est le rire, et […] le défaut essentiellement risible est la vanité. 

Le bon sens est l’effort d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans cesse, changeant d’idée quand il change d’objet. C’est une mobilité de l’intelligence qui se règle exactement sur la mobilité des choses. C’est la continuité mouvante de notre attention à la vie. 

Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. C’est du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si l’on aime mieux, de la paresse. 

Distraction de la volonté, je l’accorde, autant et plus que de l’intelligence. 

… le rieur rentre tout de suite en soi, s’affirme plus ou moins orgueilleusement lui-même, et tendrait à considérer la personne d’autrui comme une marionnette dont il tient les ficelles. Dans cette présomption, nous démêlerions d’ailleurs bien vite un peu d’égoïsme, et, derrière l’égoïsme lui-même, quelque chose de moins spontané et de plus amer, je ne sais quel pessimisme naissant… 

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