Le thème des « zones de non-droit
» que la police ne pourrait pénétrer et où il s'agirait de reprendre pied est,
à de rares exceptions près, bien moins une description de la réalité qu'une
formule de ralliement s'appuyant sur un imaginaire à la fois de danger et de
reconquête.
Dans la circonscription où j’ai
conduit ma recherche, la police allait sans problème partout où elle voulait - et
du reste bien plus souvent dans les cités réputées difficiles qu'ailleurs-,
mais le discours des « quartiers » qu’il ne fallait pas abandonner aux « voyous
» n'en continuait pas moins de circuler comme si la défense des « territoires
de la République » pouvait servir d'argumentaire pour « pacifier » les
quartiers.
Pour lui, comme pour nombre de
ses collègues, travailler en banlieue, c'était opérer en terrain hostile dont
les habitants étaient vus comme des ennemis qui ne manqueraient pas une
occasion de les agresser. S'il leur arrivait en effet, plutôt
exceptionnellement, de se faire « caillasser » par des jeunes, ils savaient qu'ils pourraient revenir en nombre exercer des représailles qui affectaient l'ensemble
du quartier. Leur hiérarchie avait bien du mal à les en empêcher, pour autant
qu'elle eût vraiment le désir de le faire.
Ainsi, le 18 février 2008, à 6h
du matin, plus de 1000 agents des forces de l'ordre, dont des policiers de
l'unité Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID) étaient mobilisés
pour interpeller à Villiers-Le-Bel 37 personnes soupçonnées d'avoir jeté des
pierres et pour cinq d'entre elles, tiré à la chevrotine en direction de la
police, quelques mois plus tôt, lors d'affrontements consécutifs à la mort de
deux adolescents renversés par un véhicule des forces de l'ordre en patrouille.
L'occupation massive du quartier au petit matin par des hommes vêtus de noir et
lourdement harnachés, casqués et armés, était suivie et filmée par une
trentaine de journalistes secrètement prévenus de l'intervention, et autorisés
à accompagner les policiers jusqu'au domicile des personnes interpellées. Comme
le raconte un commissaire qui avait été parti prenante de cette opération ,
pour faire bonne mesure, les unités d'élite spécialisées dans la lutte contre
le grand banditisme enfonçaient les portes des appartements des individus
recherchés sous le regard terrorisé d'enfants brutalement tirés de leur
sommeil, une pratique dont la nécessité ne lui apparaissait pas évidente
puisqu'il me faisait remarquer que les autres équipes, certes moins expertes
mais non moins efficaces, recourraient à une procédure plus banale consistant à
sonner ou frapper en attendant qu'on leur ouvrit.
Si des études démographiques
montrent que les 4/5ème des gardiens de la paix ont passé leur enfance à la
campagne ou dans des villes modestes de province, les conséquences de cette
sociologie sont encore plus perceptibles dans les commissariats de la
périphérie de Paris qui correspondent souvent à une première affectation - non
désirée – après l'école.
Tous ceux avec qui j'ai eu
l'occasion d'en parler ont expliqué que les enseignants leur dépeignaient
presque systématiquement la banlieue comme un monde hostile.
(…) même affectés pendant
plusieurs années en ce commissariat de la périphérie parisienne, ils n'y
habiteraient pas, préférant revenir dans leur région pour leur congés hebdomadaires.
« La police, c’est les immigrés de l'intérieur contre les immigrés de
l'extérieur » : cette formule saisissante est prononcée par un commissaire
évoquant ces jeunes provinciaux qu’on lui envoyait pour affronter les jeunes
des minorités.
Les « zones les urbaines
sensibles » (ZUS) regroupent 4,15 millions d'habitants, auxquels s'ajoutent les
3,8 millions de personnes résidant dans des quartiers inscrits dans des «contrats
urbains de cohésion sociale», soit au total près de 8 millions d'individus,
représentant un Français sur 8 en métropole.
La proportion d’étrangers vivant
dans les ZUS est trois fois plus élevée que parmi la population résidant sur le
territoire français. Pour les quartiers en difficulté l'Île-de-France, leur
concentration est presque 5 fois supérieures au reste de la France.
(…) une femme née de parents
étrangers a quatre fois moins de chances d'avoir un emploi si elle habite une
ZUS que si elle réside ailleurs.
(…) D'une manière générale, les
diverses sources montrent que les homicides sont en constant et sensible recul
sur une longue période et notamment au cours des trois dernières décennies ;
que les agressions sont relativement stables depuis un quart de siècle,
l'augmentation des coups et blessures déclarés par la police et la gendarmerie
étant liée essentiellement à un élargissement des critères de caractérisation ;
enfin que les vols connaissent également une baisse régulière et significative…
Depuis le milieu des années 1980 (…) la préoccupation et la peur face à la
délinquance, qui s'expriment plus fortement dans ces quartiers, sont associées
non pas à un excès objectivable d’atteinte aux biens ou aux personnes mais
principalement à la dégradation de leurs équipements publics et à la perception
de leur mauvaise image.
Comme le montre le lien entre la
préoccupation et la peur de la délinquance, d'une part, la dégradation des
équipements et la perception de la stigmatisation plutôt que la fréquence des
délits, d'autre part, le problème relève de ce qui a été théorisé aux
États-Unis sous la formule de la « vitre brisée » : lorsque les pouvoirs
publics laissent détériorer certains éléments de l'environnement, ce sont très
vite d'autres dommages et déprédations qui ont lieu et, bien plus que la
réalité du danger, c'est ce désengagement qui génère les anxiétés sociales.
L'insécurité ressentie par la population qui vit dans ces quartiers est la
conséquence de l'abandon de l'État social. Le remède qui consiste à lui
substituer un Etat sécuritaire n'a que peu d'effet sur la plupart des délits
les plus gênants, à commencer par la dégradation de biens dont le taux
d'élucidation est très faible, et renforcent en revanche l'impression de
stigmatisation et la réalité de la discrimination dont les habitants de ces
quartiers souffre déjà.
On trouve certes dans les
commissariats de banlieues quelques policiers issus des départements
d'outre-mer ; en revanche, ceux d'origine maghrébine ou subsaharienne demeurent
rares, voire absents de certains services…
Les forces de l'ordre intervenant
dans les banlieues sont constituées pour l'essentiel d'homme blanc auquel on a
confié la mission de pacifier les quartiers décrits comme une «jungle» où
vivent principalement des individus d'origine africaine qu’on leur a présentés
comme des « sauvages », deux termes qui reviennent également souvent dans les
propos des policiers pour nommer les cités et leurs habitants.
(…) La hiérarchie savait ce qui
se passait sur le terrain (…) mais n'en considéraient pas moins que la BAC
rendait des services en imposant leur loi par la peur - autrement dit, qu'elle
était un mal nécessaire (…) une brigade de policiers généralement en civil (…)
principalement dédiée à la police des quartiers en difficulté. La BAC de nuit a
été créé en 1994 et la BAC de jour en 1996, au moment où les questions de
sécurité publique étaient redéfinies par Charles Pasqua, alors Ministre de
l'intérieur. (…) C'est ainsi que les contrôles d'identités dits préventifs,
c'est-à-dire sans même la suspicion de délit, ont été autorisés (…) Les BACs
représentent le bras armé d’une politique qui se met en place au milieu des
années 1990, déployant un double dispositif policier et pénal dont la cible est
constituée par les ZUS, à la croisée des questions d'immigration et de
délinquance, que le discours public associe désormais systématiquement.
Ainsi un insigne que c'est choisi
l'unité de Courbevoie montre-t-il, sur fond d'un drapeau tricolore, les barres
d'une cité stylisée prise dans l’optique de la lunette de visée d'un fusil…
« Les jeunes n'ont pas peur de la police dans la voiture
sérigraphie », m’expliquait un représentant syndical au niveau
national. « Mais ils ont peur des policiers
de la BAC…»
La dureté était en effet un qualité
requise dans l'unité avec laquelle j'ai travaillé, et la plupart de ses membres
n'en manquaient pas (…) Les recrutements étaient volontaires (…)
(…) les compétences en matière de
procédure judiciaire n'étaient en revanche pas prise en considération ; or, de
l'avis unanime de leurs supérieurs, c'est précisément sur ce point que le
travail de ces unités s'avérait particulièrement problématique, puisque nombre
de leurs procès-verbaux ne permettaient pas d'éventuelles poursuites en raison
des fautes commises dans leur enregistrement.
Le tableau dramatique qui est
fait de l'insécurité et l'escalade permanente qui oppose les partis sur cette
question nient l'évidence statistique qui montre au contraire un constant recul
de la délinquance et de la criminalité, à quelques exceptions près, et même,
pour un certain nombre de délits, une moindre fréquence dans les ZUS que dans
les grandes agglomérations correspondantes.
(…) il semble donc que la
proportion des sollicitations par les habitants sur l'ensemble des interventions
de police soit plus élevée aux États-Unis, tandis qu'au contraire la moindre
demande citoyenne en France a pour effet de laisser une part plus importante
aux initiatives policières, s'exprimant dans le nombre élevé d'individus
contrôlés au volant dans la rue. (…) Quoi qu'il en soit, l'activité réelle de
la BAC est bien éloignée de la mission qui lui a été confiée et du monde
imaginaire qu’elle s’est inventée. Circulant dans les rues calmes et les
quartiers tranquilles, les policiers attendent des rares appels qui s'avèrent
presque toujours vains, soit parce qu'il s'agit d'erreurs ou de plaisanteries,
soit parce que les équipages arrivent trop tard ou font échouer leur affaire
par leur maladresse, soient enfin qu’il n'y a pas matière à interpellation.
C'est dire qu'ils font un travail très différent des aspirations qui les
avaient conduits vers ce métier et les images qu’en donnent leurs héros au
cinéma.
(…) sillonner la ville en voiture
sans objectif précis en attendant des appels ne se justifiait ni pour lutter
contre les délinquants des criminels ni même pour assurer les résidents par une
présence visible (…)
Augmenter le nombre de policiers
ne réduit pas forcément le taux de criminalité ni n'augmente nécessairement la
proportion de crimes résolus (…) Les voitures patrouillant avec deux agents
sont pas plus efficaces en termes de délinquance et d'arrestations ni ne donnent
lieu à moins de blessures parmi les policiers que celles n'ayant qu'un
fonctionnaire à bord.
Que la loi vienne après l'ordre (…)
j’en avais des preuves fréquentes dans la satisfaction que manifestaient les
membres de la BAC lorsqu'il découvre un nouveau point de droit leur permettant
de piéger ceux auxquels ils avaient envie de donner une leçon…
Cette connaissance anecdotique du
droit pouvait ainsi servir aux policiers à faire la loi, si l'on peut dire,
plutôt qu'à l'appliquer.
(…) Le cas de l'infraction à la
législation sur les stupéfiants semble à cet égard instructif.
(…) La sévérité en la matière
n'était certes pas systématique avec les jeunes de milieux populaires mais elle était constamment absente à
l'égard des jeunes de classe moyenne.
(…) la loi servait moins à
appliquer le droit qu'à rappeler chacun a l’ordre social.
Il m'expliqua que le major avait
demandé à chaque équipage de « faire trente interpell’ » par
mois » - un objectif qui, compte tenu de la réalité de la délinquance,
était quasiment impossible à atteindre.
Faire du chiffre impose donc de
résoudre cette double équation de la diminution de la délinquance et de
l'irrégularité des élucidations. La solution logiquement trouvée par les
policiers, c'est de compléter leur prise en rapport avec (…) les infractions à
la législation sur les stupéfiants (ILS), et les infractions à la législation
sur les étrangers (ILE), autrement dit des « chiteux » et des « sans-papiers ».
En ce qui concerne les ILS, il ne
s'agit toutefois pas d'arrêter des trafiquants (…) Les unités de sécurité
publique ont même souvent pour consigne de les laisser tranquille pour ne pas
gêner le travail de leurs collègues. Les IIS concernent donc des usagers (…)
« Moi, je suis entré dans la police pour attraper des voleurs. Je me
rends compte que ce qu'on fait, ça ne sert à rien. Tout ce qui compte, c'est de
faire du chiffre. »
Parmi les centaines de contrôles
d'identité auquel j'ai assisté, pratiquement les seuls au cours desquels les
personnes ont eu des comportements insolents concernaient des jeunes des
classes moyennes ou supérieures, des étudiants notamment, qui, à l'évidence,
n'avait pas l'expérience de ce type de situation et paraissaient méconnaître
les possibles conséquences de leur conduite. Toutefois, dans aucun de ces cas,
au demeurant peu nombreux car ce public faisait rarement l'objet de telles
procédures, les policiers ne recherchaient l'escalade pour susciter une
situation pouvant être ultérieurement qualifiée d'outrage et rébellion. À
l'inverse, lorsque ces contrôles d’identité avaient lieu dans les cités ou les
rues de la ville, les jeunes des classes populaires, pour la grande majorité
d'origine immigrée, adoptaient presque toujours un profil bas (…)
Ils savent d'expérience combien
inégal est le rapport de force (le dérapage donne lieu à une interpellation
immédiate qui implique alors généralement la coercition physique par clé de
bras ou placage au sol et mise des menottes) et le rapport de droit (la
qualification d'outrage éventuellement doublé de rébellion pèse bien plus lourd
devant la justice que l’invocation des mauvais traitements subis dont il est
toujours plaidé, s'il en reste des traces, qu’ils sont intervenus en réponse à
la résistance du prévenu).
C'est la loi du 10 août 1993,
préparée par le Ministre de l'intérieur de l'époque, Charles Pasqua, qui a
introduit cet important élargissement des possibilités d'opérer les vérifications
d'identité, non seulement en l'absence du contexte d'infraction, mais aussi
indépendamment du comportement de la personne…
Le contrôle d'identité est un pur
rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l'ordre, non pas à l'ordre
public, qui n'est pas menacé, mais à l'ordre social.
Les contrôles d'identité, non
seulement par leur fréquence mais aussi par leurs modalités, établissent une
distinction entre les citoyens et des sujets (…) On comprend dès lors comment
cette pratique, que beaucoup croient anodine, définit le rapport de certaines
catégories de population à l'État et, plus largement, aux politiques.
D'ordinaire, c'est une relation de méfiance à l'égard des institutions
publiques qui se constitue, ce dont témoignent les taux particulièrement élevés
d'abstention lors des élections.
(…) Le mot « bâtard » opère, lui,
comme un substantif ordinaire qu'on pourra préciser, en ajoutant par exemple
qu'il s'agit d'un « Noir » ou d'un « Arabe », d'un « Black » ou d'un «Rebeu».
Il y a une force performative de
ce langage. Désigner comme « bâtards » les jeunes des classes populaires
appartenant pour la plupart à des minorités, c'est faire exister une catégorie
en quelque sorte biologiquement infra-citoyenne vis-à-vis de laquelle une
méfiance particulière est de rigueur, et des pratiques spécifiques deviennent
légitimes.
Une certaine indifférenciation du
public est du reste, ainsi que l'ont montré les travaux sur la police en
Amérique du Nord, un trait général de la représentation que les forces de l'ordre
se font de la société. Elle repose sur leur sentiment d'être les victimes de
l'incompréhension et du désamour des citoyens.
Autant dire qu'au regard du
nombre de faits susceptibles de donner lieu à des jugements et compte tenu de
la clémence des institutions chargées de les évaluer, la tenue d'un procès pour
violence policière est un événement remarquable. (…)
Si, contrairement à l'habitude,
les sept policiers avaient été convoqués, ce jour-là, pour des faits de violence
à la chambre correctionnelle d'un tribunal de grande instance de la région
parisienne, m’expliqua le magistrat du parquet, c’était moins en raison de leur
gravité que de leur publicité (…) Le consulat général de Turquie avait saisi la
préfecture qui avait exigé que l'affaire fut traitée de manière exemplaire (…)
Ainsi, dans l'un des très rares procès pour violences policières ayant abouti à
un jugement défavorable aux forces de l'ordre, la condamnation, pourtant
minime, n'avait pas été exécutée. Le signe adressé à la justice par les autorités
de l'État semblait clair : l'impunité de la police devait rester la règle et,
si les magistrats s'avisaient de prononcer des condamnations, les peines ne
seraient pas appliquées.
Non seulement il n'y a pas de
consignes et de doctrine précise orientant l'action a priori, mais il n'y a pas non plus d'analyse ou de sanction a posteriori. L’usage de la force est
laissé à la seule appréciation des policiers, quasiment sans regard extérieur.
(…) Là où les uns affirment user de la force, les autres voient de la violence.
Les plaintes pour brutalité ou
les mentions de coups dans un procès-verbal sont presque toujours discréditées
et dissuadées (…)
Dans un bureau du commissariat,
un gardien de la paix rédige un rapport concernant un adolescent de régime malienne
âgé de 14 ans que l'on soupçonne d'avoir volé une bicyclette (…) L'adolescent
ne se laisse pas démonter et proteste doucement : « Y a pas écrit que le policier m'a mis une gifle. - Je te préviens, il
aura deux équipages qui vont témoigner contre toi et qui vont dire que tu as
menti. Le juge ne va pas apprécier. -… -Alors, j'écris quand même ? -Oui. -Tu
vas être confronté aux gardiens de la paix que tu accuses, ce sera ta parole
contre la sienne et, en plus, il va t’attaquer en diffamation. - Mais, de toute
façon, c'est vrai, m’sieur. Même qui avait d'autres jeunes, y pourront le
dire. » De guerre lasse - mais probablement surtout en raison de ma
présence- le fonctionnaire finit par enregistrer le fait.
Son avocat indiqua qu'il
porterait sûrement plainte pour violences volontaires avec arme, lorsque l'examen
de la balle extraite et l’analyse balistique auraient confirmé que les tirs
provenaient bien des forces de l'ordre, ce qui ne laissaient guère de doute
dans la mesure où des douilles avaient été retrouvées sur place. Il n’en fut
pourtant rien. Comme je m'en étonnais auprès des fonctionnaires de la BAC, il
me dire qu'on avait expliqué au jeune homme que, dans la mesure où il y avait «des petits frères qui avaient déjà fait des
bêtises», il vaudrait mieux qu'il s'abstienne. Ce qu'il fit. Il avait
compris le message.
Lorsque les brutalités des
policiers parvenaient, malgré ces obstacles généralement rédhibitoires, à faire
l'objet d'une plainte ou une mention dans un procès-verbal, ou bien, plus
souvent, lorsque les forces de l'ordre pouvaient raisonnablement prévoir qu'il
en serait ainsi -car, en la matière, l'anticipation était fondamentale-, la
riposte la plus efficace était l'accusation d'outrages ou de rébellion contre
personne dépositaire de l'autorité publique.
Tout le monde, dans le
commissariat, savait que les choses se passaient ainsi et l'accusation
d'outrage et rébellion servaient de marqueurs de la qualité des relations entre
policiers et jeunes. (…) « Quand j'ai un
policier qui accumule les outrages et rébellions, expliqua l'un d'eux avec
lucidité, je suspecte une incapacité à gérer les situations, voir une tendance
à ne pas gérer sa propre agressivité. »
(…) L'accusation d'outrage et
rébellion n'est pas vraiment une arme à double tranchant : les implications
pour les individus interpellés sont bien supérieures aux conséquences pour les
forces de l'ordre, dont les agents peuvent par ailleurs avoir un bénéfice en
numéraire s'ils se sont portés partie civile.
Nous passons près d'un véhicule
arrêté sur un emplacement de stationnement. À son bord, deux hommes apparemment
africains d'une trentaine d'années sont en train de discuter tranquillement.
Nous nous arrêtons à leur niveau. Le brigadier leur dit de circuler. La voiture
démarre, fait quelques mètres, la police la suit et lance immédiatement le
gyrophare et le deux-tons. On a l'impression d'un piège qui se referme. Le
véhicule s'arrête et les gardiens de la paix procèdent aux vérifications et aux
fouilles des deux hommes qui s'avèrent être congolais. Cette fois, ils trouvent
quelque chose à se mettre sous la dent : la voiture n'est pas assurée ; or,
elle roulait.
(…) Ainsi, les Français dans leur
ensemble, surtout quand ils appartiennent à une minorité, considère, plus que
la plupart des autres européens, les discriminations raciales comme répandue et
la police comme en étant la première cause.
(…) La distinction la plus
marquée est opérée entre les « Black » et les « Rebeux », d'un côté, les «
Manouches » et les « Roms », de l'autre. (…) À l'encontre des premiers, on
manifeste plutôt de l'hostilité ; à l'égard des seconds, plutôt du mépris.
Cette différence s'exprime parfois dans une subtile inflexion : « Vous êtes des merdes », dit-on aux uns
; « Ils vivent dans la merde »,
dit-on des autres.
(…) Les analystes des pratiques
policières ne devraient donc pas pousser trop loin la logique contre-intuitive
qui dissocie le racisme dans les mots et dans les actions. Certes, le racisme
de commissariat est une performance, c'est-à-dire un jeu de rôle, mais il peut
aussi avoir une efficacité performative, autrement dit produire sur le terrain
ce qu'il énonce dans les bureaux.
Quelles sont les conditions de
possibilité d'un tel renversement de situation, qui conduit à ce qu'un garçon,
blessé à la suite d'une agression avec une barre de fer que le beau-père de
l'auteur lui-même ne trouve pas justifiée, passe du statut de victime au statut
de suspect ? Comment comprendre que non seulement il se retrouve au
commissariat sous le faux prétexte d'un possible dépôt de plainte et avec la
promesse mensongère de ne pas être entravé, mais qu'il soit au bout du compte
soumis à la double sanction, d'une part, l'humiliation de se retrouver attaché
à moitié dénudé à un banc et, d'autre part, de l'inscription dans un fichier de
police consultable à tout moment ?
(…) La propagande partisane
pouvait s'afficher publiquement dans des locaux de la police, ce qui supposait
une violation de la neutralité supposée de l'institution (…) Au printemps 2007,
donc juste avant les élections présidentielles et législatives, l'exhibition
des signes politiques se fit plus ostentatoire au sein de la BAC. Certains agents
se mirent en effet à porter un tee-shirt noir avec, sur la poitrine, le drapeau
bleu, blanc, rouge et, dans le dos, l'inscription Patriot, le casque franc et
la date 732.
Un fait important, mais passé
inaperçu, s'est produit au milieu de la première décennie des années 2000 : les
policiers sont devenus des victimes. Ce corps professionnel qui, par
définition, se présentait comme le parangon de la force s'est soudainement mis
à afficher sa faiblesse. (…) C'est une inversion presque complète de la
technique de communication de l'État, lui permettant en quelque sorte de
reprendre la main dans l'évaluation morale et affective que font les médias et
plus largement les citoyens des confrontations entre jeunes et policiers. Les
émeutes de 2005 avaient eu de victimes : les enfants électrocutés dans la mort
avaient été le déclencheur des événements. Les affrontements de 2007 ont fait
130 victimes : les fonctionnaires blessés par les jeunes du quartier où leurs
deux camarades avaient été tués. Du reste, ces derniers ne purent accéder au
statut de victimes, dans la mesure où il fut immédiatement annoncé par le
parquet que leur mort résultait d'un banal accident de la route dont ils portaient
l'entière responsabilité et où il fallut de nombreux mois pour que soit rendue
publique les expertises et les enquêtes qui suggéraient un rôle actif joué par
le véhicule de police.
(…) On peut affirmer qu'un
spectaculaire déclin de la mortalité policière s'est produit au cours des 20 dernières
années, représentant une division par quatre du nombre de fonctionnaires
décédés dans l'exercice de leur mission. L'enquête montre de plus que près de
deux tiers des décès résultent d'accidents de la voie publique et seulement un
tiers d'homicide, qui représentent donc en moyenne deux policiers morts par an
contre huit il y a un quart de siècle. À titre de comparaison les suicides de
fonctionnaires, sont vingt fois plus nombreux (…) Au États-Unis, 511 policiers
ont été abattus au cours de la dernière décennie, soient 25 fois plus qu'en France,
mais en Grande-Bretagne, on compte pendant la même période 15 décès résultant
d'actes criminels, soit environ un quart de moins qu'en France… (…) Ainsi, à la
suite du décès d'un gardien de la paix en 2010, le Président de la République
a-t-il lancé l'idée de déchoir de leur nationalité les personnes naturalisées
qui portent atteinte à la vie d'une personne dépositaire de l'autorité publique
et le Parlement a-t-il voté une loi mettant en application cette proposition
dont il s'avère pourtant qu'elle aurait tout au plus concernés un individu au
cours de la décennie écoulée, et peut-être même aucun. Le débat suscité par
cette législation a ainsi pu se dérouler pendant plusieurs semaines dans les médias,
banalisant la représentation des policiers comme victimes non seulement de
délinquants mais plus précisément que de délinquants « d'origine étrangère »,
sans que la réalité statistique du problème ne soit même évoquée et que la
comparaison avec la mortalité accidentelle ne soit soulevée.
L'administration se montre du
reste ambigüe à cet égard puisque, d'un côté, elle n'ignore pas que les
outrages et rébellions traduisent la brutalité de ses fonctionnaires plus que
la violence des jeunes, mais, d'un autre, elle les pousse à utiliser cette
ressource pour réaliser des mises en cause qui débouchent à la fois sur des
gardes à vue et, nécessairement, sur des faits élucidés, permettant ainsi
d'améliorer leurs performances sur les deux critères principaux de la politique
du chiffre. Les gardiens de la paix se voient même invités à se porter partie
civile dans des procès dont leurs frais d'avocat sont entièrement pris en
charge par le ministère de l'Intérieur et aux termes desquels les juges leur
accordent volontiers des réparations d'un montant substantiel. Il y a ainsi une
forme d'intéressement -en termes à la fois d'avancement professionnel et
d'avantages financiers- au statut de victimes.
À la criminalisation de la
société répondait ainsi une victimisation de la police, définissant une nouvelle
économie morale dont les agents de la BAC étaient les acteurs principaux.
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