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lundi 2 avril 2012

« La force de l'ordre- Une anthropologie de la police du quartier » de Didier Fassin (2011)



Le thème des « zones de non-droit » que la police ne pourrait pénétrer et où il s'agirait de reprendre pied est, à de rares exceptions près, bien moins une description de la réalité qu'une formule de ralliement s'appuyant sur un imaginaire à la fois de danger et de reconquête.
Dans la circonscription où j’ai conduit ma recherche, la police allait sans problème partout où elle voulait - et du reste bien plus souvent dans les cités réputées difficiles qu'ailleurs-, mais le discours des « quartiers » qu’il ne fallait pas abandonner aux « voyous » n'en continuait pas moins de circuler comme si la défense des « territoires de la République » pouvait servir d'argumentaire pour « pacifier » les quartiers.

Pour lui, comme pour nombre de ses collègues, travailler en banlieue, c'était opérer en terrain hostile dont les habitants étaient vus comme des ennemis qui ne manqueraient pas une occasion de les agresser. S'il leur arrivait en effet, plutôt exceptionnellement, de se faire « caillasser » par des jeunes, ils savaient qu'ils pourraient revenir en nombre exercer des représailles qui affectaient l'ensemble du quartier. Leur hiérarchie avait bien du mal à les en empêcher, pour autant qu'elle eût vraiment le désir de le faire.

Ainsi, le 18 février 2008, à 6h du matin, plus de 1000 agents des forces de l'ordre, dont des policiers de l'unité Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID) étaient mobilisés pour interpeller à Villiers-Le-Bel 37 personnes soupçonnées d'avoir jeté des pierres et pour cinq d'entre elles, tiré à la chevrotine en direction de la police, quelques mois plus tôt, lors d'affrontements consécutifs à la mort de deux adolescents renversés par un véhicule des forces de l'ordre en patrouille. L'occupation massive du quartier au petit matin par des hommes vêtus de noir et lourdement harnachés, casqués et armés, était suivie et filmée par une trentaine de journalistes secrètement prévenus de l'intervention, et autorisés à accompagner les policiers jusqu'au domicile des personnes interpellées. Comme le raconte un commissaire qui avait été parti prenante de cette opération , pour faire bonne mesure, les unités d'élite spécialisées dans la lutte contre le grand banditisme enfonçaient les portes des appartements des individus recherchés sous le regard terrorisé d'enfants brutalement tirés de leur sommeil, une pratique dont la nécessité ne lui apparaissait pas évidente puisqu'il me faisait remarquer que les autres équipes, certes moins expertes mais non moins efficaces, recourraient à une procédure plus banale consistant à sonner ou frapper en attendant qu'on leur ouvrit.

Si des études démographiques montrent que les 4/5ème des gardiens de la paix ont passé leur enfance à la campagne ou dans des villes modestes de province, les conséquences de cette sociologie sont encore plus perceptibles dans les commissariats de la périphérie de Paris qui correspondent souvent à une première affectation - non désirée – après l'école.
Tous ceux avec qui j'ai eu l'occasion d'en parler ont expliqué que les enseignants leur dépeignaient presque systématiquement la banlieue comme un monde hostile.
(…) même affectés pendant plusieurs années en ce commissariat de la périphérie parisienne, ils n'y habiteraient pas, préférant revenir dans leur région pour leur congés hebdomadaires.
« La police, c’est les immigrés de l'intérieur contre les immigrés de l'extérieur » : cette formule saisissante est prononcée par un commissaire évoquant ces jeunes provinciaux qu’on lui envoyait pour affronter les jeunes des minorités.

Les « zones les urbaines sensibles » (ZUS) regroupent 4,15 millions d'habitants, auxquels s'ajoutent les 3,8 millions de personnes résidant dans des quartiers inscrits dans des «contrats urbains de cohésion sociale», soit au total près de 8 millions d'individus, représentant un Français sur 8 en métropole.
La proportion d’étrangers vivant dans les ZUS est trois fois plus élevée que parmi la population résidant sur le territoire français. Pour les quartiers en difficulté l'Île-de-France, leur concentration est presque 5 fois supérieures au reste de la France.
(…) une femme née de parents étrangers a quatre fois moins de chances d'avoir un emploi si elle habite une ZUS que si elle réside ailleurs.

(…) D'une manière générale, les diverses sources montrent que les homicides sont en constant et sensible recul sur une longue période et notamment au cours des trois dernières décennies ; que les agressions sont relativement stables depuis un quart de siècle, l'augmentation des coups et blessures déclarés par la police et la gendarmerie étant liée essentiellement à un élargissement des critères de caractérisation ; enfin que les vols connaissent également une baisse régulière et significative… Depuis le milieu des années 1980 (…) la préoccupation et la peur face à la délinquance, qui s'expriment plus fortement dans ces quartiers, sont associées non pas à un excès objectivable d’atteinte aux biens ou aux personnes mais principalement à la dégradation de leurs équipements publics et à la perception de leur mauvaise image.

Comme le montre le lien entre la préoccupation et la peur de la délinquance, d'une part, la dégradation des équipements et la perception de la stigmatisation plutôt que la fréquence des délits, d'autre part, le problème relève de ce qui a été théorisé aux États-Unis sous la formule de la « vitre brisée » : lorsque les pouvoirs publics laissent détériorer certains éléments de l'environnement, ce sont très vite d'autres dommages et déprédations qui ont lieu et, bien plus que la réalité du danger, c'est ce désengagement qui génère les anxiétés sociales. L'insécurité ressentie par la population qui vit dans ces quartiers est la conséquence de l'abandon de l'État social. Le remède qui consiste à lui substituer un Etat sécuritaire n'a que peu d'effet sur la plupart des délits les plus gênants, à commencer par la dégradation de biens dont le taux d'élucidation est très faible, et renforcent en revanche l'impression de stigmatisation et la réalité de la discrimination dont les habitants de ces quartiers souffre déjà.

On trouve certes dans les commissariats de banlieues quelques policiers issus des départements d'outre-mer ; en revanche, ceux d'origine maghrébine ou subsaharienne demeurent rares, voire absents de certains services…
Les forces de l'ordre intervenant dans les banlieues sont constituées pour l'essentiel d'homme blanc auquel on a confié la mission de pacifier les quartiers décrits comme une «jungle» où vivent principalement des individus d'origine africaine qu’on leur a présentés comme des « sauvages », deux termes qui reviennent également souvent dans les propos des policiers pour nommer les cités et leurs habitants.

(…) La hiérarchie savait ce qui se passait sur le terrain (…) mais n'en considéraient pas moins que la BAC rendait des services en imposant leur loi par la peur - autrement dit, qu'elle était un mal nécessaire (…) une brigade de policiers généralement en civil (…) principalement dédiée à la police des quartiers en difficulté. La BAC de nuit a été créé en 1994 et la BAC de jour en 1996, au moment où les questions de sécurité publique étaient redéfinies par Charles Pasqua, alors Ministre de l'intérieur. (…) C'est ainsi que les contrôles d'identités dits préventifs, c'est-à-dire sans même la suspicion de délit, ont été autorisés (…) Les BACs représentent le bras armé d’une politique qui se met en place au milieu des années 1990, déployant un double dispositif policier et pénal dont la cible est constituée par les ZUS, à la croisée des questions d'immigration et de délinquance, que le discours public associe désormais systématiquement.
Ainsi un insigne que c'est choisi l'unité de Courbevoie montre-t-il, sur fond d'un drapeau tricolore, les barres d'une cité stylisée prise dans l’optique de la lunette de visée d'un fusil…
« Les jeunes n'ont pas peur de la police dans la voiture sérigraphie », m’expliquait un représentant syndical au niveau national. « Mais ils ont peur des policiers de la BAC…»
La dureté était en effet un qualité requise dans l'unité avec laquelle j'ai travaillé, et la plupart de ses membres n'en manquaient pas (…) Les recrutements étaient volontaires (…)
(…) les compétences en matière de procédure judiciaire n'étaient en revanche pas prise en considération ; or, de l'avis unanime de leurs supérieurs, c'est précisément sur ce point que le travail de ces unités s'avérait particulièrement problématique, puisque nombre de leurs procès-verbaux ne permettaient pas d'éventuelles poursuites en raison des fautes commises dans leur enregistrement.
Le tableau dramatique qui est fait de l'insécurité et l'escalade permanente qui oppose les partis sur cette question nient l'évidence statistique qui montre au contraire un constant recul de la délinquance et de la criminalité, à quelques exceptions près, et même, pour un certain nombre de délits, une moindre fréquence dans les ZUS que dans les grandes agglomérations correspondantes.

(…) il semble donc que la proportion des sollicitations par les habitants sur l'ensemble des interventions de police soit plus élevée aux États-Unis, tandis qu'au contraire la moindre demande citoyenne en France a pour effet de laisser une part plus importante aux initiatives policières, s'exprimant dans le nombre élevé d'individus contrôlés au volant dans la rue. (…) Quoi qu'il en soit, l'activité réelle de la BAC est bien éloignée de la mission qui lui a été confiée et du monde imaginaire qu’elle s’est inventée. Circulant dans les rues calmes et les quartiers tranquilles, les policiers attendent des rares appels qui s'avèrent presque toujours vains, soit parce qu'il s'agit d'erreurs ou de plaisanteries, soit parce que les équipages arrivent trop tard ou font échouer leur affaire par leur maladresse, soient enfin qu’il n'y a pas matière à interpellation. C'est dire qu'ils font un travail très différent des aspirations qui les avaient conduits vers ce métier et les images qu’en donnent leurs héros au cinéma.

(…) sillonner la ville en voiture sans objectif précis en attendant des appels ne se justifiait ni pour lutter contre les délinquants des criminels ni même pour assurer les résidents par une présence visible (…)
Augmenter le nombre de policiers ne réduit pas forcément le taux de criminalité ni n'augmente nécessairement la proportion de crimes résolus (…) Les voitures patrouillant avec deux agents sont pas plus efficaces en termes de délinquance et d'arrestations ni ne donnent lieu à moins de blessures parmi les policiers que celles n'ayant qu'un fonctionnaire à bord.

Que la loi vienne après l'ordre (…) j’en avais des preuves fréquentes dans la satisfaction que manifestaient les membres de la BAC lorsqu'il découvre un nouveau point de droit leur permettant de piéger ceux auxquels ils avaient envie de donner une leçon…
Cette connaissance anecdotique du droit pouvait ainsi servir aux policiers à faire la loi, si l'on peut dire, plutôt qu'à l'appliquer.
(…) Le cas de l'infraction à la législation sur les stupéfiants semble à cet égard instructif.
(…) La sévérité en la matière n'était certes pas systématique avec les jeunes de milieux populaires mais elle était constamment absente à l'égard des jeunes de classe moyenne.
(…) la loi servait moins à appliquer le droit qu'à rappeler chacun a l’ordre social.

Il m'expliqua que le major avait demandé à chaque équipage de « faire trente interpell’ » par mois » - un objectif qui, compte tenu de la réalité de la délinquance, était quasiment impossible à atteindre.
Faire du chiffre impose donc de résoudre cette double équation de la diminution de la délinquance et de l'irrégularité des élucidations. La solution logiquement trouvée par les policiers, c'est de compléter leur prise en rapport avec (…) les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), et les infractions à la législation sur les étrangers (ILE), autrement dit des « chiteux » et des « sans-papiers ».
En ce qui concerne les ILS, il ne s'agit toutefois pas d'arrêter des trafiquants (…) Les unités de sécurité publique ont même souvent pour consigne de les laisser tranquille pour ne pas gêner le travail de leurs collègues. Les IIS concernent donc des usagers (…)
« Moi, je suis entré dans la police pour attraper des voleurs. Je me rends compte que ce qu'on fait, ça ne sert à rien. Tout ce qui compte, c'est de faire du chiffre. »

Parmi les centaines de contrôles d'identité auquel j'ai assisté, pratiquement les seuls au cours desquels les personnes ont eu des comportements insolents concernaient des jeunes des classes moyennes ou supérieures, des étudiants notamment, qui, à l'évidence, n'avait pas l'expérience de ce type de situation et paraissaient méconnaître les possibles conséquences de leur conduite. Toutefois, dans aucun de ces cas, au demeurant peu nombreux car ce public faisait rarement l'objet de telles procédures, les policiers ne recherchaient l'escalade pour susciter une situation pouvant être ultérieurement qualifiée d'outrage et rébellion. À l'inverse, lorsque ces contrôles d’identité avaient lieu dans les cités ou les rues de la ville, les jeunes des classes populaires, pour la grande majorité d'origine immigrée, adoptaient presque toujours un profil bas (…)
Ils savent d'expérience combien inégal est le rapport de force (le dérapage donne lieu à une interpellation immédiate qui implique alors généralement la coercition physique par clé de bras ou placage au sol et mise des menottes) et le rapport de droit (la qualification d'outrage éventuellement doublé de rébellion pèse bien plus lourd devant la justice que l’invocation des mauvais traitements subis dont il est toujours plaidé, s'il en reste des traces, qu’ils sont intervenus en réponse à la résistance du prévenu).

C'est la loi du 10 août 1993, préparée par le Ministre de l'intérieur de l'époque, Charles Pasqua, qui a introduit cet important élargissement des possibilités d'opérer les vérifications d'identité, non seulement en l'absence du contexte d'infraction, mais aussi indépendamment du comportement de la personne…

Le contrôle d'identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l'ordre, non pas à l'ordre public, qui n'est pas menacé, mais à l'ordre social.
Les contrôles d'identité, non seulement par leur fréquence mais aussi par leurs modalités, établissent une distinction entre les citoyens et des sujets (…) On comprend dès lors comment cette pratique, que beaucoup croient anodine, définit le rapport de certaines catégories de population à l'État et, plus largement, aux politiques. D'ordinaire, c'est une relation de méfiance à l'égard des institutions publiques qui se constitue, ce dont témoignent les taux particulièrement élevés d'abstention lors des élections.

(…) Le mot « bâtard » opère, lui, comme un substantif ordinaire qu'on pourra préciser, en ajoutant par exemple qu'il s'agit d'un « Noir » ou d'un « Arabe », d'un « Black » ou d'un «Rebeu».
Il y a une force performative de ce langage. Désigner comme « bâtards » les jeunes des classes populaires appartenant pour la plupart à des minorités, c'est faire exister une catégorie en quelque sorte biologiquement infra-citoyenne vis-à-vis de laquelle une méfiance particulière est de rigueur, et des pratiques spécifiques deviennent légitimes.

Une certaine indifférenciation du public est du reste, ainsi que l'ont montré les travaux sur la police en Amérique du Nord, un trait général de la représentation que les forces de l'ordre se font de la société. Elle repose sur leur sentiment d'être les victimes de l'incompréhension et du désamour des citoyens.

Autant dire qu'au regard du nombre de faits susceptibles de donner lieu à des jugements et compte tenu de la clémence des institutions chargées de les évaluer, la tenue d'un procès pour violence policière est un événement remarquable. (…)
Si, contrairement à l'habitude, les sept policiers avaient été convoqués, ce jour-là, pour des faits de violence à la chambre correctionnelle d'un tribunal de grande instance de la région parisienne, m’expliqua le magistrat du parquet, c’était moins en raison de leur gravité que de leur publicité (…) Le consulat général de Turquie avait saisi la préfecture qui avait exigé que l'affaire fut traitée de manière exemplaire (…) Ainsi, dans l'un des très rares procès pour violences policières ayant abouti à un jugement défavorable aux forces de l'ordre, la condamnation, pourtant minime, n'avait pas été exécutée. Le signe adressé à la justice par les autorités de l'État semblait clair : l'impunité de la police devait rester la règle et, si les magistrats s'avisaient de prononcer des condamnations, les peines ne seraient pas appliquées.

Non seulement il n'y a pas de consignes et de doctrine précise orientant l'action a priori, mais il n'y a pas non plus d'analyse ou de sanction a posteriori. L’usage de la force est laissé à la seule appréciation des policiers, quasiment sans regard extérieur. (…) Là où les uns affirment user de la force, les autres voient de la violence.

Les plaintes pour brutalité ou les mentions de coups dans un procès-verbal sont presque toujours discréditées et dissuadées (…)
Dans un bureau du commissariat, un gardien de la paix rédige un rapport concernant un adolescent de régime malienne âgé de 14 ans que l'on soupçonne d'avoir volé une bicyclette (…) L'adolescent ne se laisse pas démonter et proteste doucement : « Y a pas écrit que le policier m'a mis une gifle. - Je te préviens, il aura deux équipages qui vont témoigner contre toi et qui vont dire que tu as menti. Le juge ne va pas apprécier. -… -Alors, j'écris quand même ? -Oui. -Tu vas être confronté aux gardiens de la paix que tu accuses, ce sera ta parole contre la sienne et, en plus, il va t’attaquer en diffamation. - Mais, de toute façon, c'est vrai, m’sieur. Même qui avait d'autres jeunes, y pourront le dire. » De guerre lasse - mais probablement surtout en raison de ma présence- le fonctionnaire finit par enregistrer le fait.

Son avocat indiqua qu'il porterait sûrement plainte pour violences volontaires avec arme, lorsque l'examen de la balle extraite et l’analyse balistique auraient confirmé que les tirs provenaient bien des forces de l'ordre, ce qui ne laissaient guère de doute dans la mesure où des douilles avaient été retrouvées sur place. Il n’en fut pourtant rien. Comme je m'en étonnais auprès des fonctionnaires de la BAC, il me dire qu'on avait expliqué au jeune homme que, dans la mesure où il y avait «des petits frères qui avaient déjà fait des bêtises», il vaudrait mieux qu'il s'abstienne. Ce qu'il fit. Il avait compris le message.
Lorsque les brutalités des policiers parvenaient, malgré ces obstacles généralement rédhibitoires, à faire l'objet d'une plainte ou une mention dans un procès-verbal, ou bien, plus souvent, lorsque les forces de l'ordre pouvaient raisonnablement prévoir qu'il en serait ainsi -car, en la matière, l'anticipation était fondamentale-, la riposte la plus efficace était l'accusation d'outrages ou de rébellion contre personne dépositaire de l'autorité publique.

Tout le monde, dans le commissariat, savait que les choses se passaient ainsi et l'accusation d'outrage et rébellion servaient de marqueurs de la qualité des relations entre policiers et jeunes. (…) « Quand j'ai un policier qui accumule les outrages et rébellions, expliqua l'un d'eux avec lucidité, je suspecte une incapacité à gérer les situations, voir une tendance à ne pas gérer sa propre agressivité. »
(…) L'accusation d'outrage et rébellion n'est pas vraiment une arme à double tranchant : les implications pour les individus interpellés sont bien supérieures aux conséquences pour les forces de l'ordre, dont les agents peuvent par ailleurs avoir un bénéfice en numéraire s'ils se sont portés partie civile.

Nous passons près d'un véhicule arrêté sur un emplacement de stationnement. À son bord, deux hommes apparemment africains d'une trentaine d'années sont en train de discuter tranquillement. Nous nous arrêtons à leur niveau. Le brigadier leur dit de circuler. La voiture démarre, fait quelques mètres, la police la suit et lance immédiatement le gyrophare et le deux-tons. On a l'impression d'un piège qui se referme. Le véhicule s'arrête et les gardiens de la paix procèdent aux vérifications et aux fouilles des deux hommes qui s'avèrent être congolais. Cette fois, ils trouvent quelque chose à se mettre sous la dent : la voiture n'est pas assurée ; or, elle roulait.
(…) Ainsi, les Français dans leur ensemble, surtout quand ils appartiennent à une minorité, considère, plus que la plupart des autres européens, les discriminations raciales comme répandue et la police comme en étant la première cause.
(…) La distinction la plus marquée est opérée entre les « Black » et les « Rebeux », d'un côté, les « Manouches » et les « Roms », de l'autre. (…) À l'encontre des premiers, on manifeste plutôt de l'hostilité ; à l'égard des seconds, plutôt du mépris. Cette différence s'exprime parfois dans une subtile inflexion : « Vous êtes des merdes », dit-on aux uns ; « Ils vivent dans la merde », dit-on des autres.
(…) Les analystes des pratiques policières ne devraient donc pas pousser trop loin la logique contre-intuitive qui dissocie le racisme dans les mots et dans les actions. Certes, le racisme de commissariat est une performance, c'est-à-dire un jeu de rôle, mais il peut aussi avoir une efficacité performative, autrement dit produire sur le terrain ce qu'il énonce dans les bureaux.

Quelles sont les conditions de possibilité d'un tel renversement de situation, qui conduit à ce qu'un garçon, blessé à la suite d'une agression avec une barre de fer que le beau-père de l'auteur lui-même ne trouve pas justifiée, passe du statut de victime au statut de suspect ? Comment comprendre que non seulement il se retrouve au commissariat sous le faux prétexte d'un possible dépôt de plainte et avec la promesse mensongère de ne pas être entravé, mais qu'il soit au bout du compte soumis à la double sanction, d'une part, l'humiliation de se retrouver attaché à moitié dénudé à un banc et, d'autre part, de l'inscription dans un fichier de police consultable à tout moment ?

(…) La propagande partisane pouvait s'afficher publiquement dans des locaux de la police, ce qui supposait une violation de la neutralité supposée de l'institution (…) Au printemps 2007, donc juste avant les élections présidentielles et législatives, l'exhibition des signes politiques se fit plus ostentatoire au sein de la BAC. Certains agents se mirent en effet à porter un tee-shirt noir avec, sur la poitrine, le drapeau bleu, blanc, rouge et, dans le dos, l'inscription Patriot, le casque franc et la date 732.

Un fait important, mais passé inaperçu, s'est produit au milieu de la première décennie des années 2000 : les policiers sont devenus des victimes. Ce corps professionnel qui, par définition, se présentait comme le parangon de la force s'est soudainement mis à afficher sa faiblesse. (…) C'est une inversion presque complète de la technique de communication de l'État, lui permettant en quelque sorte de reprendre la main dans l'évaluation morale et affective que font les médias et plus largement les citoyens des confrontations entre jeunes et policiers. Les émeutes de 2005 avaient eu de victimes : les enfants électrocutés dans la mort avaient été le déclencheur des événements. Les affrontements de 2007 ont fait 130 victimes : les fonctionnaires blessés par les jeunes du quartier où leurs deux camarades avaient été tués. Du reste, ces derniers ne purent accéder au statut de victimes, dans la mesure où il fut immédiatement annoncé par le parquet que leur mort résultait d'un banal accident de la route dont ils portaient l'entière responsabilité et où il fallut de nombreux mois pour que soit rendue publique les expertises et les enquêtes qui suggéraient un rôle actif joué par le véhicule de police.

(…) On peut affirmer qu'un spectaculaire déclin de la mortalité policière s'est produit au cours des 20 dernières années, représentant une division par quatre du nombre de fonctionnaires décédés dans l'exercice de leur mission. L'enquête montre de plus que près de deux tiers des décès résultent d'accidents de la voie publique et seulement un tiers d'homicide, qui représentent donc en moyenne deux policiers morts par an contre huit il y a un quart de siècle. À titre de comparaison les suicides de fonctionnaires, sont vingt fois plus nombreux (…) Au États-Unis, 511 policiers ont été abattus au cours de la dernière décennie, soient 25 fois plus qu'en France, mais en Grande-Bretagne, on compte pendant la même période 15 décès résultant d'actes criminels, soit environ un quart de moins qu'en France… (…) Ainsi, à la suite du décès d'un gardien de la paix en 2010, le Président de la République a-t-il lancé l'idée de déchoir de leur nationalité les personnes naturalisées qui portent atteinte à la vie d'une personne dépositaire de l'autorité publique et le Parlement a-t-il voté une loi mettant en application cette proposition dont il s'avère pourtant qu'elle aurait tout au plus concernés un individu au cours de la décennie écoulée, et peut-être même aucun. Le débat suscité par cette législation a ainsi pu se dérouler pendant plusieurs semaines dans les médias, banalisant la représentation des policiers comme victimes non seulement de délinquants mais plus précisément que de délinquants « d'origine étrangère », sans que la réalité statistique du problème ne soit même évoquée et que la comparaison avec la mortalité accidentelle ne soit soulevée.

L'administration se montre du reste ambigüe à cet égard puisque, d'un côté, elle n'ignore pas que les outrages et rébellions traduisent la brutalité de ses fonctionnaires plus que la violence des jeunes, mais, d'un autre, elle les pousse à utiliser cette ressource pour réaliser des mises en cause qui débouchent à la fois sur des gardes à vue et, nécessairement, sur des faits élucidés, permettant ainsi d'améliorer leurs performances sur les deux critères principaux de la politique du chiffre. Les gardiens de la paix se voient même invités à se porter partie civile dans des procès dont leurs frais d'avocat sont entièrement pris en charge par le ministère de l'Intérieur et aux termes desquels les juges leur accordent volontiers des réparations d'un montant substantiel. Il y a ainsi une forme d'intéressement -en termes à la fois d'avancement professionnel et d'avantages financiers- au statut de victimes.

À la criminalisation de la société répondait ainsi une victimisation de la police, définissant une nouvelle économie morale dont les agents de la BAC étaient les acteurs principaux.

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